Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

L'institution Franchot.

Sans aucun doute, mon père a été stupéfait lorsqu’il m’a trouvé dans cet état de déchéance physique fin juillet, à Saint Pé... Peut être regretta-t-il alors la sévérité de mon exil si lointain ? Quoi qu’il en soit, il ne renouvellera pas l’expérience pyrénéenne.

Pourtant, ma mère n’a pas cèdée, et continue à travailler aux grands magasins du Bon Marché. Il maintiendra donc ma condition de pensionnaire, mais cette fois en région parisienne, à Choisy le Roi, à une dizaine de kilomètres de chez nous, dans l’Institution privée Franchot, établissement de très bonne notoriété, catholique et bourgeois.

Le port d’un uniforme est imposé. Il faudra se rendre aux grands magasins de la Belle Jardinière de Paris pour l’acquérir. La Belle Jardinière est un magasin de luxe, on s’en rend compte dès le hall : il y a partout une épaisse moquette.

Mais quelle merveille que ce splendide costume ! La capote de style militaire est bleu marine, ainsi que le costume croisé, avec de splendides boutons dorés. La casquette est munie d’une visière brillante et d’un galon d’or comme les officiers aviateurs ! Quel miracle ! Je ne me lasse pas de m’admirer dans les glaces, stupéfait de ma transformation.

Ce qui relativise beaucoup ma joie, c’est la manière dont ma mère, ensuite, fait et refait ses comptes... Je comprends que mon inscription à Franchot doit être très onéreuse !

Dès le premier jour de la rentrée d’octobre, me souvenant de Saint Pé, je réalise qu’ici, c’est le Paradis ! Et comble de bonheur, j'ai la joie d’y retrouver mon petit camarade Francis Létot (celui de la robe d'avocat) qui, lui, est demi-pensionnaire.

L'établissement est moderne, largement ouvert sur la lumière. La classe est claire, le réfectoire gai et bruyant à souhait. La nourriture agréable. Le dortoir et les sanitaires sont chauffés. Les récréations nombreuses et animées. Il n’y a pas d’heures de chapelle journalière.

Des garçons bien élevés, comme Francis, s'exprimant comme moi, deviennent tout de suite de très bons camarades. J’ai enfin des compagnons à qui je ressemble. O ! L'horrible souvenir des premières heures au séminaire de saint Pé, au milieu d’enfants étrangers avec lesquels je n’avais rien en commun ! Merveilleuse et sécurisante impression de se sentir, enfin, "comme les autres".

Et, surtout, tous les samedis après midi, revêtu de ma superbe capote à boutons dorés et coiffé de ma splendide casquette d’aviateur, à 17 heures, après un quart d'heure de train, je retrouve les bras de ma chère maman ! Ainsi que la merveilleuse odeur du café au lait et du pain trempé...

Le lundi matin, c'est la séparation. Mais seulement pour six jours. Je prends le train avec ma petite valise contenant mes affaires propres de la semaine, et un sac de toutes sortes de bonnes choses à manger. Que je range ensuite soigneusement dans mon armoire, en faisant des parts, pour que ça dure jusqu'au samedi suivant.

En classe, je rattrape rapidement le temps perdu à saint Pé, et je talonne Francis, sauf en orthographe et écriture. Mieux, en fin d'année, au concours de changement de classe, je saute la suivante où se maintient Francis, et passe directement dans la grande, la classe préparatoire au redoutable Certificat d'Etudes Primaires, le fameux C. E. P. !

A cette nouvelle qui les ravit, mais les surprend, mes parents me font une promesse prodigieuse et imprudente, qui va galvaniser tous mes efforts :

- « Maurice, si tu obtiens ton certificat d’étude l’année prochaine, nous t'achèterons une bicyclette !

J'en rêverai pendant un an… Presque toutes les semaines au retour de Franchot, je m'attarderai devant la vitrine du marchand de cycles de la rue de la gare, pour admirer les merveilleuses machines qui y sont exposées… Songeant que l’une d’elles serait peut-être un jour à moi ! Redoutant à l’avance la terrifiante épreuve de la dictée, et ses cinq fautes éliminatoires...

Car, peut-être conséquence de la "mauvaise oreille" détectée par le Père Daniel à l'harmonium, je n'arrive pas, au son, à saisir la différence entre é, è, ê ou ai, ait, aît... Pas plus que je ne retiens d'ailleurs, les fantaisies des accords avec les participes "être" et "avoir"…

Subitement, vers à la fin du printemps, j’apprends que ma mère cesse de travailler... Mon père triomphe ! Ce succès obtenu, ma mère et moi vont bénéficier de sa générosité : Il décrète un beau jour qu'à la rentrée suivante, je serai, non plus interne, mais, ô bonheur, demi-pensionnaire !

Demi-pensionnaire !

Mon cœur déborde de joie. Finie la mélancolie des classes d'études du soir quand la nuit tombe, la solitude du dortoir en commun. Finis les réveils sans tendresse, bien que sans huile de foie de morue.

Et puis, j'apprends que, puisque je suis déjà un grand garçon, je prendrai, seul le train pour Choisy le Roi tous les jours, aller et retour !

Demi pensionnaire, prendre le train tout seul tous les jours, avec la belle capote marine aux boutons dorés ! Tant de bonheur à la fois me stupéfie ! Je pleure, ris, trépigne, embrasse mon père, saute dans les bras de ma mère !

Jamais, fin de grandes vacances ne me semblera si longue : Une vie nouvelle va commencer pour moi, dont je suis pressé de connaître les péripéties.

Le premier octobre arrive enfin. Equipé de pied en cap, carte de Chemin de Fer dans la poche intérieure de mon veston fermée par une épingle de nourrice pour que je ne puisse pas la perdre, pour la première fois, je me retrouve seul, comme un grand, sur le quai de la gare d'Athis. J’attends mon train pour Choisy.

Surprise ! Décidément tous les bonheurs arrivent en même temps : Je vois arriver Francis, accompagné de sa gentille sœur Clotilde ! Clotilde écarquille les yeux en me voyant dans ma belle capote et avec ma casquette à galons dorés ! Elle est stupéfaite de me voir devenu aussi grand et aussi beau...

A l'occasion de mes voyages journaliers, je découvre la rue et son spectacle, j’observe les gens, je découvre « l'actualité ». Tout cet environnement me passionne, et déjà dans une certaine mesure, me conditionne, car désormais je vais enregistrer les événements quotidiens du monde dans lequel je vis.

Je donne aussi à mon père l’occasion de constater les premières manifestations de ma personnalité. En effet, au cours des mois qui vont suivrent, mon père va pouvoir m'observer soir après soir, alors que pendant près de deux ans il ne m'a regardé que de loin en loin.

Sans doute guette-t-il impatiemment l'apparition de mes premières plumes d'aiglon, qui confirmeraient les espoirs qu'il a placés en moi... Malheureusement, et très vite, il va constater que les plumes qui me poussent ressemblent de plus en plus, à celles d'un vulgaire canard !

Autre déception, ses observations le convainquent que je fais vraiment preuve de très peu de spiritualité... Je préfère les jeux, la lumière et les bruits du monde extérieur, à la pénombre pieuse de l'église. Et que je persiste dans une navrante gloutonnerie compliquée de gourmandise, bien éloignée des conseils de mon catéchisme !

C'est ainsi qu'au cours de ma première communion solennelle, pendant le repas, je ferai preuve - à l'admiration générale sauf de celle de mon père qui aurait préféré davantage de retenue - d'une mémorable voracité à l'heure des desserts...

Il s’en suivit qu’aux vêpres - à l’issue desquelles on devait recevoir le sacrement de la confirmation - l'esprit alourdi, je m’agenouillerai devant l'évêque sans le précieux papier indiquant mon prénom latin Mauritius ! C’eqt ainsi qu’en baisant l'anneau d'améthyste de Monseigneur, je recevrais la sainte onction sous le prénom de… Clémentius !

Cette erreur capitale, à un moment religieusement aussi important pour ma destinée future, explique sans aucun doute, bien des choses… Notamment les bizarreries de mon comportement ultérieur...

Finalement, il lui apparaît très tôt, que je serai vraisemblablement, désespérément moyen et banal : Je n'ai pas la vocation religieuse, je ne serai jamais un "as", selon l’expression par laquelle il désigne ceux dont la carrière sera exceptionnelle.

Dans ces conditions, il se demande sûrement si les dépenses fastueuses de l'Institution Franchot, sont vraiment justifiées. Peut-être même pense-t-il dès ce moment, que mes aptitudes correspondent davantage aux critères banaux de l'enseignement laïc et gratuit.

Globalement, je l'ai beaucoup déçu.

Par contre, pour moi, ma vie d'externe m'enrichit l'esprit et me donne l'occasion de leçons que je n'oublierai pas, telles les deux suivantes.

La première correspond à l'histoire d'une petite pièce de monnaie. En dépit de son apparente minceur, elle sera pour moi d’une très grande importance, car elle déterminera en moi l’enregistrement d'un objectif essentiel pour quand je serai grand, juste après celui de défendre ma mère...


Demi-pensionnaires, nous sommes un petit groupe de trois garçons, Francis, Gaby et moi, à venir et repartir chaque jour, par le train. C'est un très bon petit cercle de camarades qui, dans la rue, a fière allure. En effet, l'uniforme de la capote et la casquette dorée nous distinguent de façon flatteuse des autres enfants. De plus, nous avons bon genre, nous sommes polis, et bien élevés.

Pourtant, pour moi, il y a une petite différence avec mes camarades, à propos de la question "argent de poche"… En effet, eux en avaient, moi, pas. Cette disparité est due à la différence de position sociale de nos parents. Je l'ai acceptée comme un état naturel : Il y a des grands, des petits, des blonds, des bruns, des riches, des moins riches...

La seule chose qui me chagrine un peu c'est de les voir se régaler, chaque fin d'après-midi, d'un petit pain au chocolat tout chaud, acheté cinq sous, au pâtissier avant de reprendre le train. Ils n'ont pas lu Karl Marx, et comme je l’ai déclaré pour camoufler mon impécuniosité :

-« Je n'ai jamais faim à quatre heures ! »

Ils mangent devant moi sans remords, en dépit des crampes de mon estomac toujours affamé.

Au début, ils m'ont demandé, étonnés :

-« Tes parents ne te donnent pas d'argent ?

Puis ils s'y sont habitués.

Or, un jour, le plus costaud de notre joyeuse petite bande, Gaby, en rangeant sa monnaie à la sortie du pâtissier, fait tomber une pièce de vingt-cinq centimes - une petite pièce trouée en nickel - qui roule sur le trottoir avant de s'immobiliser.

Il me dit :

-« Tiens, je te la donne, mais ramasse-là !

Et il met le pied sur la pièce en riant.

Vexé par la condition et le geste, je refuse. Alors, de force, après quelques instants de lutte et un "bras roulé" vainqueur, il me met à terre, la joue contre la pièce, en commentant :

-« Quand on n'a pas d'argent, on n'a pas le droit d'être fier !

Mon camarade Francis ne bouge pas. Je suppose donc qu'il pense de même.

Secrètement, je suis profondément humilié. Blessé même. Mais ce qui est le plus important, c'est le processus de raisonnement que cet incident va déclencher en moi, à force de ressasser la phrase :

-« Quand on n'a pas d'argent, on n'a pas le droit d'être fier...

Je mesure l'exactitude de cet axiome. Sans colère. Tant mieux pour les uns, tant pis pour moi. Cela ne détermine en moi aucun sentiment d'envie ou de jalousie. C'est ainsi : Il y a des hommes blancs, il y a des hommes noirs.

-« Pas le droit d'être fier ... »

En effet, ma mère semble ne pas être « fière » d'être locataire, elle rêve d'être propriétaire. Elle ne semble pas « fière » de ne pas avoir de salle à manger, elle rêve d’en acheter une...

Donc, il est naturel de ne pas être toujours « fier » ! Mais pourquoi ?

La réponse vient de m'être administrée d'une façon magistrale par mon camarade Gaby : Dans tous les cas, c'est parce qu'on n'a pas d'argent ! Et, par raisonnement inverse, avec de l'argent, on peut être « fier » dans toutes les circonstances. Donc, si plus tard je veux être « fier », il faudra que je gagne de l'argent !

Le sophisme de ce raisonnement ne m’apparaît pas. Au contraire, car je me fais dès lors le serment à moi-même, de tenter de gagner beaucoup d'argent plus tard, pour ma mère d'abord, pour moi ensuite. Ainsi, elle et moi serions-nous toujours « fiers » ! Et sans doute aussi, mon père sera-t-il enfin « fier » de son fils... Et c’est ainsi que l’histoire de cette petite pièce de cinq sous, va déterminer l’un des buts essentiels de mes efforts à venir : Conquérir de l'argent.

La deuxième leçon me serat administrée un peu plus tard sur un plan tout à fait imprévu : Le Mécano.

Le Mécano était un jeu de construction métallique qui permettait, en partant de pièces détachées élémentaires, - tringles, barres, cornières, équerres, plaques, roues, divers engrenages, pouvant s'assembler par des vis et écrous -, de réaliser, en réduction simplifiée, des grues, des voitures, des ponts...

Le stock de ces pièces variait selon le numéro des boîtes, de "0" à "7" . J'avait la boîte « N° 1 », Gaby la « N°7 », donc sept fois plus importante.

Pourtant je lui proposerai un concours : Qui de nous deux construirait l'auto la plus remarquable? En principe, le jeu était perdu d'avance, puisque j’avais sept fois moins de matériel que lui... Mais j'avais pour moi une alliée : L'imagination !

Grâce à elle, je compenserai mes handicaps. Utilisant des chutes de contre-plaqué, de fil de fer, des boîtes de conserves découpées, moteurs de vieux réveils, de restants de peinture "Ripolin" (ma mère était tombée amoureuse de l'éclat laqué de cette peinture, et elle traitait - débordante d'énergie - tout ce qui peut en recevoir l'application : Tablettes, armoires ... ).

Je réalisais ainsi un véritable petit chef-d'oeuvre qui laissa pantois d’admiration mon ancien bourreau, et me valut son admiration, ainsi que celle de mes autres petits camarades. Ma réputation d'esprit ingénieux sera admise et reconnue.

Cette "victoire" sera importante car elle me confirmera très tôt la force magique de l'imagination capable de suppléer à bien des carences matérielles. J'en avais à revendre, et m'en servirai largement toute ma vie.


Deux autres résultantes de ma nouvelle vie d'externe, me seront également fort bénéfiques.

D’abord, je vais découvrir le monde extérieur, que l'ignorais totalement jusqu’alors : Grâce à l’observation des kiosques à journaux, l’écoute des conversations des adultes, la lecture de certains articles du journal quotidien de mon père, j’apprends « la vie ».

Ensuite, et aussi – peut être même surtout - l'amitié de Clotilde, la sœur jumelle de Francis que je vais fréquenter à l'occasion de nos voyages journaliers en chemin de fer, aura une influence considérable sur moi !


Les kiosques à journaux ! Deux fois par jour je passe devant eux avant de prendre le train. Ils me passionnent. Grâce à eux je découvre, imprimé, la relation de faits essentiels dont jusqu'alors, j'avais été tenu à l'écart.

C'est ainsi, par exemple, que je saurai instantanément, que Mermoz avait traversé l’Atlantique sud et fondé l’aéropostale, comment Jean Leduc avait gagné le Tour de France, que Coste et Bellonte avaient franchi l'Atlantique, le décès du Maréchal Joffre le vainqueur de la Marne... Désormais, au jour le jour, par la lecture des titres des journaux exposés, je suis tenu au courant de tous les événements, comme dans un feuilleton.

D'autre part, tous les jours, je commence à parcourir le journal quotidien "Excelsior" de mon père. O, certes, ma curiosité est très sélective. Notamment je trouve peu d'intérêt aux grands événements politiques, crises ministérielles, surenchères politiciennes... Par contre, je suis passionné par les faits ou les exploits spectaculaires, tels que la traversée commerciale à 170 km/h, de l'Atlantique par l'énorme hydravion allemand, le Do.X., aux douze moteurs de 500 CV, et aux deux ponts superposés destinés à une trentaine de passagers, véritable vaisseau des airs...

Ce Do.X. me fascine : Ses photos tapissent les murs de ma petite chambre comme celles des immenses dirigeables Zeppelin allemands qui relient commercialement de manière régulière, l'Europe à l’Amérique du Sud. Quel dommage que ces merveilles impressionnantes soient allemandes... Cela blesse et inquiète mon orgueil national !

L'événement le plus marquant de cette période, celui à partir duquel je commencerai à me sentir concerné par les grands mouvements du monde extérieur, aura lieu le 30 juin 1930.

Ce jour-là mon père était rentré du bureau très encoléré. Il avait déplie son « Excelsior » sur la table et désigné le titre qui barrait toute la première page :

-« L'armée française évacue la Rhénanie !

Puis, de colère, il avait tapé avec force du poing la table en s’écriant :

-« C'est de la folie... Une redoutable imprudence... Notre victoire sur l’Allemagne avait besoin de ce gage ! Nous avons déjà laissé la Ruhr redevenir allemande beaucoup trop tôt ! La puissance germanique va renaître avec ce Hitler qui prépare une nouvelle guerre ! Ah ! Si Clemenceau était encore là... Mais à sa place, il n’y a que des mollassons de politiciens !

Une nouvelle guerre ? Les politiciens mollassons ? Deux concepts inquiétants viennent de s’inscrire dans mon paysage jusqu’alors préservé.

Quant aux adultes, je les découvre dans la rue, dans le train. Je les observe. Je constate d'évidentes différences de condition sociale. Elles ne me surprennent pas car je les attribue à des inégalités dans le mérite. Donc je pense que grâce au travail, on peut en changer. Je suis persuadé qu'il suffit de « vouloir ».

Je fais des comparaisons entre les différentes catégories d'hommes et de femmes que je rencontre. Je suis ainsi de plus en plus convaincu que mon père est le plus intelligent, le plus distingué, et je doute de ne jamais pouvoir l'égaler. Je m’aperçois que ma mère est la plus belle de toutes les femmes, et que j'ai beaucoup de chance puisque que c'est moi qu'elle aime le plus !

Et puis, il y a Clotilde... La gentille et jolie Clotilde, qui est si tendre avec moi. Elle me rejoint dans notre compartiment de chemin de fer, tous les jours, à chaque voyage... Depuis que je porte la belle capote et la belle casquette, elle me regarde, elle m'écoute... Quand nous marchons, elle me donne sa main à tenir, privilège qui gonfle mon coeur d'orgueil et de bonheur. Ce sont mes « premières minutes parfaites ». Pour conserver cet avantage, je ferai n'importe quoi ! Même me laver les dents !

Pour elle je tente de me distinguer. J’essaie de l’intéresser, de capter son regard, de mériter son sourire. Chacune de nos rencontres est un moment de paradis. C'est la première fois que mon esprit et mon coeur sont motivés par un autre objet que le désir de plaire à ma mère. Avec trouble et émotion nouvelle, je connais une suprême récompense quand elle m'embrasse sur la joue!


Mais tout cela ne me fait pas oublier l'essentiel : La promesse de mes parents de m'acheter une bicyclette si j'obtienais le certificat d'études ! Soutenu par ce mirage à deux roues, je m'accroche aux études. Toujours terrifié par l'orthographe, mais rassuré par le calcul et l'arithmétique. Ssurtout aidé par une mémoire fidèle.

Miracle ! Du premier coup j'obtiens ce fameux C.E.P. ! Et même mieux, je l’obtiens avec une mention "Bien" tout à fait inespérée !

Peut-être aurais-je dû me contenter d'avoir le diplôme tout court, comme les autres, sans mention... Car dans ce cas, le contrat de récompense aurait peut-être été rempli... Mais avec mention, la clause n'était pas exactement respectée... C'est sans doute pour cette raison que mes parents ne m’offriront pas le fameux vélo promis…


Ce manquement à la promesse donnée, je le ressens comme une trahison ! Ce n'est pas juste, comme ne l'a pas été quelques années plus tôt, la distribution des prix à l’école des Frères. Mais ce qui est plus grave cette fois, c'est que l'injustice provient de mes parents eux-mêmes ! De mon père que j'admire tant, et de ma gentille maman... Sûrement, encore une fois, c'est mon père qui l’a décidé. Elle, ce n'est pas possible ! Je choisis donc d'attribuer à mon père la responsabilité de ce manquement à la parole donnée. Cela s’ajoute à mes griefs quand il fait pleurer les beaux yeux de ma mère.

Cette injustice pèsera lourdement dans le début de la formation de mon jugement, et, secrètement, j'y fais souvent référence :

-"C'est comme pour le vélo !

J'ai découvert que je suis appelé à vivre dans un monde où, contrairement à ce que j'ai cru candidement jusqu’alors, la justice ne récompense pas toujours le mérite, où les engagements ne sont pas toujours tenus.


Comme si l'affaire du vélo ne suffisait pas, quelques temps plus tard, je vais apprendre une nouvelle énorme pour moi, et qui va me perturber profondément...

En effet, fin août, mon père m'annonce qu'à la rentrée d'octobre je devrai, pour la cinquième fois depuis l'école enfantine, changer encore d'établissement scolaire. Du milieu catholique et bourgeois de l'Institution Franchot, je passerai à celui, laïc et démocratique, de l'école publique !

Mon père en décide ainsi sans doute pour des raisons financières. Mais je considère ce changement, venant après la réussite de mon certificat d’études, comme une rétrogradation injuste, presque comme une humiliation.

Je vais quitter avec regrets et le coeur gros, l’Institution Franchot où j'ai passé deux années parfaitement heureuses, dans un milieu qui me convenait, où je me suis épanoui, oubliant le handicap et la désespérance de l'univers carcéral de Saint Pé. J'y ai rattrapé mon retard scolaire, et même pris une année d'avance sur mon camarade Francis !

Mais mon père en a décidé ainsi…

En pensée je remercie ma mère qui par son travail aux Grands Magasins du Bon Marché a permis de payer le coût exorbitant de cet établissement pour riches...

Mais, faut-il l'avouer, mes regrets sont, aussi et déjà, d'ordre innocemment sentimental : Clotilde !

Je me suis habitué à la présence, à la gentillesse et à la douceur de la brune petite soeur de Francis... Sa tendresse et son comportement envers moi sont tellement différents de ceux, brutaux et bagarreurs, de mes camarades garçons.

J'éprouve auprès d'elle, surtout quand nous nous tenons par la main, une chaleur comme lorsque j’étais enfant lors du contact charnel dans les bras de ma mère, une émotion, un souhait de complicité... Dès que c'est possible, nous nous isolons, pour être ensemble... J’ai l’orgueil de penser qu’elle est à moi… Et je suis sûr que c'est la plus belle de toutes les petites filles !

Or, le lien qui permet nos rencontres journalières, c'est le train pour aller à Choisy... Plus d'Institution Franchot, signifie plus de rencontres possibles avec Clotilde !

C’est pour moi un très grand chagrin !

Ma première douloureuse séparation sentimentale, ma première douleur affective secrète.

1932 – Mon père !

1932 – Mon père !

Première communion 1932 dans le bel uniforme...

Première communion 1932 dans le bel uniforme...

... de Franchot, en 1932.

... de Franchot, en 1932.

1931 - journée d'embellie à CREVIC

1931 - journée d'embellie à CREVIC

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:19.
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