En octobre, à la rentrée de Jarach, je retrouverai avec plaisir Suzanne et Marcelle. Bronzées par le soleil, elles avaient embellies, étaient devenues encore plus féminines, ce qui contrastait avec ce que je ressentais en regardant Béatrice qui depuis ses vacances atlantiques, s’était dotée d’une carrure un peu trop athlétique à mon goût...
Mais alors que je pensais attirer leur attention en raison de ma nouvelle assurance et de mon changement d’allure, je serai fort déçu... Suzanne, émerveillée et transportée de bonheur, m'annonce ses fiançailles avec un certain Jean. Marcelle m'étourdira en me racontant ses flirts… Quant à Béatrice dont je pensais pouvoir afficher ostensiblement la conquête, elle m’impose une réserve discrète...
Contrarié, je l'observe sans indulgence, ne comprenant pas qu'en deux mois elle ait pu à ce point changer... A moins que ce ne soit moi ? Certes, elle est encore très bien, mais à l’évidence, maintenant ce n'est plus la plus belle des jeunes filles que je connais !
La plus belle, de loin, c'était bien sûr ma blonde Laurette, aux lèvres si sensuelles et au corps de tanagra !
Première manifestation chez moi, d'une ingratitude qui brûle un jour, ce qu'il a adoré la veille...
Autre surprise à Jarach, l'effectif a considérablement augmenté ! Il y a une petite foule dans le hall d'entrée, qui compte autant de visages nouveaux que de visages reconnus, et surtout, une proportion beaucoup plus importante de garçons, des presque jeunes hommes...
A l'évidence, ils sont tous d'un bon milieu parisien. Elégants, assurés, coiffure moderne, "branchés" (mais le terme n'existait pas encore). Désormais, nous sommes à égalité de nombre avec les filles. Celles-ci, provoquant l’attention de nouveaux venus, volettent, pépient, très excitées et les yeux brillants.
Alors que je comptais faire un petit triomphe - le sport m'ayant étoffé les épaules, mes succès amoureux enhardi le regard - je dois reconnaître que je suis totalement éclipsé par ces nouveaux arrivants, vers lesquels convergent tous les regards des filles.
Je me sens à nouveau redevenu quelconque et banal. D’autant plus Suzanne et Marcelle semblent m'oublier, et que Béatrice me tient à distance. J’ai l’impression de rétrécir...
De plus, en raison de la nouvelle importance de la population masculine, j’apprends que l'ancienne mixité des cours - si stimulante pour moi - sera supprimée. Finie l'heureuse et excitante concurrence entre garçons et filles ! Quelle déception !
Au soir de cette triste journée de rentrée, Suzanne, resplendissante de bonheur, me présente son fiancé, Jean. Bel homme d'une vingtaine d'années, élève d'une Ecole d'Ingénieurs, il me tutoie d'emblée comme un gamin, en prenant un air protecteur.
Marcelle ? Dès le premier soir un nouveau venu, Richard C. – qui ressemble à l’acteur de cinéma Tyrone Power - l’accompagne galamment jusqu’à la gare... Et pire, à Juvisy l’attend l’un des "thorax" de la laïque : Robert R., petite vedette du football local, bel athlète de dix-neuf ans, séduisant et hardi, vers lequel elle se précipite en m’oubliant complètement, roucoulant aussitôt du désir de plaire...
Quant à Béatrice, boudeuse, retranchée, elle ne répond plus avec le même enthousiasme à mes besoins amoureux. Prélude de la fin de notre idylle ?
Désormais, à Jarach, cinq jours par semaine, sentimentalement parlant, je cesse d'être le garçon privilégié entouré de jeunes présences féminines attentives. Cela obscurcit mon ciel.
La tentation de recourir à mes anciens démons, me menace à nouveau, et cela au détriment de mes études.
Mais je ne suis plus tout à fait le même, et je vais réagir d'autant plus facilement que la chance continue à me sourire, grâce à l'amour de ma tendre Laurette.
Et aussi par la rencontre d’un remarquable camarade - un autre archange presque semblable à celui de l'Ecole de Juvisy - Martial D ! Son étonnante précoce maturité intellectuelle, marquera mon paysage journalier tout au long des neuf mois à venir, pour mon plus grand profit.
Mon attirance spirituelle se manifestera dès les premiers cours de philosophie de Monsieur Pierre Aimé Touchard. Là où je peine, peu enclin aux abstractions, lui, au contraire, comprend instantanément. Mieux e, dès les premiers cours il engage avec notre professeur prestigieux, un dialogue préférentiel parfaitement opportun et circonstancié
Cet autre archange accepte sans hésitation l'amitié que je lui offre. Il me la rend sans réserve, et nous serons tout au long de cette année cruciale pour moi, d'excellents, exclusifs et fidèles, amis.
Il m'apportera beaucoup. Ne serait-ce que par l'immense service qu'il me rendra dès les premières semaines d’octobre... Je lui avais confié le secret de mes amours, mais que le nid romanesque de ceux-ci en bords de Seine était devenu impraticable du fait de la mauvaise saison... Spontanément, il avait trouvé la solution.
Ses parents, bijoutiers de leur état dans le quartier Saint Michel, avaient un vaste appartement avec une chambre de bonne dans les combles. Très libéraux envers leur fils, ils l’avait mis celle-ci à sa disposition. Martial m'en remit la clé.
Dans un tout autre domaine, il a remarqué ma maladresse verbale dans les discussions. Au cours de celles-ci je m'exprime avec véhémence, dans le désordre, brutalement, sans méthode. Il me conseil de substituer l’argumentation et la séduction, à la véhémence.
Lors d'un conflit d'opinion, il me recommande d'exprimer tout d'abord de la compréhension, puis de reprendre les points forts adverses, éventuellement en les développant, et même, si possible, d'exposer d'autres points favorables à la théorie adverse. Puis, à ce point du discours, basculer celui-ci par un "OUI, MAIS !" impératif, annonçant toute la démonstration inverse, en graduant l'exposé des arguments les plus faibles, vers les plus fort. Le tout, doucement, calmement, en souriant.
Un thème fréquent de nos conversations avait évidemment pour objet les puissantes pulsions de désir qui nous portaient vers les jeunes filles... A cet égard, une certaine symétrie nous rapprochait, à savoir notre manque de technique réelle, en fait une ignorance presque totale de la physiologie exacte de la femme dont nous ne connaissions que l'utilisation, sans plus.
Il avait choisi de faire ses expériences auprès de créatures vénales, afin que celles-ci aient un caractère purement hygiénique. De ce fait, il était mieux documenté que moi, mais il n'avait pas connu la valorisation du premier triomphe amoureux, et il ignorait la chaleur incomparable du « grand Amour » !
Il proférait que celui-ci pouvait bien être le plus bel ornement de la vie, sa fleur, son parfum, mais qu'il ne devait pas être unique. Au contraire, renouvelé. Constamment recherché.
Pour tenter de remplir cet attrayant programme et rencontrer des occasions d'amour, nous avions décidé la fréquentation des bals et des soirées dansantes du samedi soir. (les « boîtes n’existaient pas encore…)
Sans grand succès ni grand plaisir en ce qui me concerne... En effet, malgré mes cours de danse et toute ma bonne volonté, il me manque en la matière l’essentiel, la notion du rythme : Mes pieds sont désespérément lourds et peu agiles, inaptes à bien saisir le tempo de la musique pour peu que celle-ci soit exotique ou résolument moderne.
Les seules danses qui me conviennent - et me conviendront toujours - sont les valses, les tangos, et surtout les slows langoureux, trop peu fréquents à mon gré.
D'ailleurs, d'une manière générale, moi qui suis habitué au grand air, dans ces salles surchauffées et peu aérées, j'ai très vite beaucoup trop chaud ! Je transpire abondamment sous ma veste, mouille ma chemise qui me colle à la peau. Mon visage rougit et ruisselle de sueur. Dans cet état, allez donc parler d'amour !
Toutefois, j'admire et envie ces jeunes gens à la peau mate impeccable, superbement coiffés et parfaitement secs, jouant des pieds avec aisance, et enlaçant des créatures de rêve...
Enfin, moi qui en sport ai la réputation d'être très endurant, je dois reconnaître que ponctuellement vers les minuits, je dois lutter contre le sommeil ! Ce qui n'améliore pas mes chances de séduction.
Faute des dons voulus, j'abandonnerai donc cette méthode de prospection. Ce qui me consolera, c'est de savoir que mon ami Martial n'était pas plus doué...
Pas doué sur ce plan peut-être, mais en ce qui concerne l'analyse, l'introspection et la synthèse, Martial n'a pas son pareil !
Ce qui ne l'empêche pas d'être aussi remarquablement pragmatique. C’est ainsi qu’il m’incitera, en toutes circonstances, à recourir à des principes stricts tels que : "Aller à l'essentiel" - "Toujours contrôler ses passions par la volonté et la raison" - "Tendre au maximum d'efficacité" - "Refuser le médiocre, choisir la quintessence". Ainsi que d'autres maximes toutes aussi sentencieuses.
Un thème particulier passionnait aussi nos conversations : Le choix de notre avenir...
Selon lui, celui-ci devait être choisi en fonction de nos tendances et aptitudes, plutôt qu'en fonction des possibilités professionnelles offertes par le marché du travail. C'est ainsi que pour lui, sa voie était toute tracée : Littérature et philosophie seraient sa vocation. Quant à moi, il m'offrira de rechercher ce qui pourrait être ma "voie".
Il entreprend alors de m'analyser en me psychanalysant : Ecoute de ma prime enfance, de mon adolescence, de mon milieu familial. Chaque étape faisant l'objet d’observations, parfois sévères, vexantes, mais toujours ciblées. Lorsque ce fut terminé, il me remit un véritable rapport en trois parties : Une analyse psychologique, une étude de mes moyens, enfin une conclusion pratique.
Curieusement, ces pages auront l'effet d'un détonateur sur ma conduite à venir, et sur les décisions que j'allais être bientôt amenée à prendre, véritable orientation de ma nouvelle vie.
Document qui me révéla entre autre pour la première fois - avec brutalité presque scandaleuse - les raisons profondes de mes troubles et du mal être de mon adolescence...
Ces perturbations auraient eu pour origine, d'une part mon éducation familiale trop rigoureuse, refermée, et d’inspiration religieuse judéo-chrétienne restrictive, et d'autre part en raison de l'amour excessif de ma mère à mon égard, et mon implication dans le conflit qu’elle menait contre mon père. Enfin, qu'inconsciemment celle-ci s'était conduite en "mère abusive et castratrice"… Ce qui me choqua beaucoup sur l’instant !
En conclusion, il estimait indispensable pour mon épanouissement, que je quitte au plus tôt le giron familial !
En ce qui concernait l'analyse de ma personnalité, il décelait trois tendances:
- une émotivité et une susceptibilité presque chronique,
- une tendance à être asocial et à recourir au "repliement sur soi",
- enfin, une ambition potentielle servie par une volonté et des facultés imaginatives certaines. Par contre, il estimait moyennes mes possibilités intellectuelles, desservies par une incapacité à traiter de sujets abstraits, et par une mémoire limitée.
En conclusion, pour toutes ces raisons, il me déconseillait formellement le cycle des Grandes Ecoles. Par contre, il discernait des dons pour le concret, le pragmatique, la vie active, peut-être même pour le risque.
En conséquence, il m'incitait à ne pas poursuivre les études au-delà du Brevet supérieur et du Bac. De prendre le plus tôt possible la vie à bras-le-corps. Si possible exercer une profession indépendante où j'aurais une chance de donner libre cours à mon ambition, à mon désir de m'élever dans l'échelle sociale. A équilibrer ma fragilité, ma tendance à douter de moi, par des amours où je serais "dominant", où je pourrais régner sur l’autre.
Quelle perspicacité à moins de vingt ans !
Cette radiographie magistrale sera d'autant plus déterminante pour moi, que nous approchions de juin 1939 et de la période des examens, lesquels seraient suivis éventuellement, par des inscriptions aux Grandes Ecoles.
Jamais quelqu'un ne m'avait à ce point « disséqué » ni présenté une photographie aussi exacte de ce que j'étais, et le pourquoi ! Et je devais me reconnaître dans ce tableau. Notamment dans ce besoin d'être aimé, admiré, reconnu, besoin presque aussi indispensable que la nourriture, certitudes sans lesquelles je m’anémiais...
A ce point de ma prose, je suis obligé à revenir quelque peu en arrière…
Vers Pâques, successivement, pour des raisons diverses, j’avais perdu, d’abord Béatrice, puis Laurette, mes deux beaux amours de jeunesse !
Béatrice d'abord, qui ne s'est jamais habituée à la clandestinité de nos rencontres. Son rêve était le mariage... Et puis peut être a-t- elle perçu de ma part moins d'enthousiasme depuis que je connaissais Laurette bien qu’elle ne l’ait jamais su. D’ailleurs, si je l'avais conservée, c'était par instinct de propriété, comme un paysan qui après avoir acquit un premier champ, en a acquit un autre plus important… Et peut être aussi par un goût spontané pour la dualité d'un amour partagé, entre brune et blonde...
Quoiqu'il en soit, un beau jour elle se refuse. Elle ne veut plus ! Désire reprendre sa liberté.
Prétendre que j'ai du chagrin serait beaucoup dire… Plutôt la douleur de perdre quelque chose qui m'a appartenu, ma première propriété amoureuse...
Laurette ensuite.
Oui, ma Laurette ! Si gaie, si aimante, si audacieuse, qui m'aime sans réserve ni prudence. Ma fauvette, toujours entre deux éclats de rire, s'offrant dès que je le désire. Au point que je me demande parfois, comment elle s'organise avec sa famille ?
Or, justement un soir où je descends de notre septième étage comme à l'accoutumée, c’est à dire elle d'abord, et moi une minute après par discrétion pour nous retrouver ensuite un peu plus loin sur le trottoir, j'entends les cris d'un homme en colère, et vois un petit groupe devant la porte de l’immeuble...
C'est un monsieur distingué, mais furieux, qui gesticule de manière véhémente, en invectivant :
-« D'où sors-tu ? Avec qui étais-tu ? Je veux savoir ! Parles ! Réponds !
Le claquement d'une gifle retentit !
Alors j'entrevois Laurette aux prises avec ce qui doit être son père, et qui me tourne le dos ! Soudain elle me voit. J'hésite... Alors son beau regard désespéré, noyé de larmes, me fixe intensément... Puis elle m'indique d'un discret mouvement de tête, de ne pas intervenir...
Je serai lâche : j’obéirai !
Je ne la reverrai jamais.
Mon chagrin serat profond. Je serai longtemps incapable de chasser de mes pensées l'image obsédante de son visage, de son corps... Tourmenté de désir, affreusement seul.
Par désespoir, tout naturellement, je retournerai à mes anciens démons, à mon goût pour la mélancolie morose, au repliement sur moi.
Heureusement, il y a mon ami Martial qui, ayant appris mes désillusions, va me secouer énergiquement. Usant d'un adage (que j'adopterai par la suite) : "D'un mal doit sortir un bien", il me convainc que c'est un signe du destin : L'heure de changer de cap !
C’est ainsi qu’après quelques jours de réflexion, je déciderai de suivre ses conseils.
D'abord, dans un premier temps, annoncer à mes parents que je ne souhaitais pas poursuivre mes études, mais tenter de m'insérer dans la vie professionnelle active. Ensuite, de profiter de cette occasion pour essayer de vivre en dehors de ma famille, avant le grand départ définitif pour l'aventure lointaine du Maroc dont je ressens l'appel depuis mon adolescence.
Mais pour l'immédiat, j'ai surtout retenu de l'analyse de mon ami, le précepte selon lequel il était malsain pour moi de vivre sans amour, ce qui est malheureusement mon cas aujourd’hui…
Je décide donc de chercher à y remédier au plus vite.
Or, sur ce plan, le ciel va me faire opportunément un merveilleux cadeau !