Je dois avoir environ cinq ans, car il y a encore des barreaux à la fenêtre de ma chambre. Un dimanche, alors que je dors profondément pendant l’après midi, d’un coup, les bras vigoureux de mon père me soulèvent ! Il me transporte en courant dans le jardin. Ma mère et tous les voisins sont déjà dehors, visages levés vers le ciel. L'air est rempli du vacarme de plusieurs moteurs l'avion tournant à plein régime...
Soudain, juste au-dessus des toits, apparaît le croissant d'un énorme ballon sphérique! Mais très vite, on comprend que ce n'en est pas un, car la forme s'allonge démesurément en longueur. En dessous, apparaît une très longue cabine avec de nombreuses fenêtres rectangulaires, derrière lesquelles on voit distinctement - tellement l'engin vole bas - des têtes d'hommes avec des casquettes comme celles des officiers aviateurs. Enfin, on découvre deux par deux, d'énormes moteurs vrombissants dont les hélices font vibrer les fenêtres.
Ce gigantesque cigare doré, avec des bandes rouges et noires dans le sens de la longueur, s'achève par deux plans horizontaux et verticaux prolongeant parfaitement la ligne générale de l'ensemble.
Cet immense vaisseau des airs se déplace avec une lente rapidité solennelle, splendide d'élégance et de forme. Quand il se profile tout entier dans le ciel, il occulte le soleil et nous projette son ombre. Prodigieux ! Lorsqu’il nous rend la lumière, il s'éloigne avec majesté vers la vallée de la Seine, prenant progressivement de l'altitude. Tous les regards émerveillés suivent son image, qui, très lentement, se réduit avec la distance. Pendant de très longues minutes, on peut la suivre avant qu’elle ne disparaisse derrière les coteaux boisés de l'horizon.
Cette vision est pour moi extraordinaire, merveilleuse, inexplicable. En fait, ce prodige est un dirigeable "Zeppelin". Un de ceux que l'Allemagne - au titre des "dommages de guerre -, a dû livrer à la France après sa défaite. Il s'agit d'un engin de plus de 100 mètres de long, 20 mètres de diamètre, équipé de 6 moteurs de 200 CV, avec un équipage de 15 personnes. Il vient de s'élever du camp d'aviation militaire d'Orly, à six kilomètres à vol d'oiseau de notre maison du 34, rue de la Montagne à Athis.
Orly ! Qui aurait pu penser, en 1925, que ce petit terrain d’aviation près d’un village d’une cinquantaine de fermes céréalières, deviendrait le gigantesque aérodrome d’aujourd’hui ? Qui aurait pu penser qu’il serait desservi par un tel nœud d’autoroutes ?
En 1925, entre Athis et Orly, dès que sont dépassées les dernières maisons du bourg, et c'est la campagne à perte de vue, ponctuée par l'ancien moulin à vent « Oury », puis la grande ferme « Champagne » carrée typique de l'Ile-de-France, enfin le hameau de « Paray vieille Poste », un ancien relais de diligences vers le sud, le premier après la sortie de Paris.
Au temps de la moisson, c'est une mer ondoyante de blés dorés jusqu'à la limite de l'horizon. Lorsque les grandes faucheuses lieuses, tractées par quatre robustes chevaux moissonnent les blés et que les gerbes sont engrangées, viendra le temps des glaneuses. Des femmes, des enfants, envahissent les champs, courbés vers la terre. La coutume veut que les épis échappés aux machines soient la propriété de celui qui les ramasse, geste immortalisé par le célèbre tableau de Millet, « Les glaneuses ».
Souvent, avec ma mère, nous faisons ces mêmes gestes, remplissant ainsi chacun un sac d'une quinzaine de kilos, que nous déposons chez le "grainetier", qui, plusieurs semaines plus tard, nous restituera dix kilos de belle farine blanche destinés à la pâtisserie.
Tandis que nous ramassons les épis, je regarde souvent décoller, à deux ou trois cents mètres de nous, les avions militaires du "camp d'Orly". Ce sont ces biplans aux ailes de toile frappées d'une grande cocarde tricolore, Breguet ou Voisin, qui ont participé à la guerre de 1914 -1918.
Je distingue aussi les deux immenses hangars demi cylindriques pour dirigeables Zeppelin, aux grandes portes coulissantes qui s'ouvrent parfois pour permettre la sortie majestueuse et lente d'un de ces géants des airs.
Puis-je imaginer que cinquante ans plus tard, là où je ramasse les épis dorés, s'achèveront les pistes destinées aux Boeing 947… Puis-je imaginer qu’ils s'élèveront au-dessus d’une métropole d'immeubles de béton ininterrompue depuis les portes de Paris ?
Souvent, le dimanche, après les vêpres, à travers champs, avec mon père nous allons nous promener vers ce camp d’aviation que longe la prestigieuse route nationale Numéro 7. Cette route de Fontainebleau qui conduit vers la mythique et lointaine mer Méditerranée…
Assis sur un talus, mon père me désigne du doigt, derrière une rangée de fil de fer barbelé, les avions alignés dans l'herbe, posés sur leur "béquille" de queue, hélice pointée vers le ciel. Leurs ailes entoilées sont rigidifiées par des haubans de fil d'acier, les postes de pilotage sont à découvert. De là émergent des têtes casquées de cuir, aux grosses lunettes de motocyclistes...
Lorsque l’un de ces appareils s'apprête à décoller, le vent de l'hélice fouette l'herbe qui s'aplatit à l’arrière. Il prend de la vitesse, tressautant sur les inégalités de la prairie. La queue se soulève, le bruit du moteur devient infernal, enfin les roues quittent le sol d'un élan. Je ne me lasse jamais de ce spectacle, de la vue de cet engin qui s'élève tout seul dans l’air, dans un tonnerre de bruit vers l'immensité du ciel... Ces soirs-là, je rêve que je deviendrai l’un de ces aviateurs !
D’autres fois, nous nous asseyons sur un banc en bordure de la route de Fontainebleau, pour observer les mouvements des divers moyens de locomotion de l'époque. Observatoire qui nous permet d’apprécier toute la variété des véhicules routiers de l’époque.
Il y a encore une grande majorité d’engins hippomobiles, dont la variété est infinie. Les "tombereaux" - sorte de très vaste brouette à deux grandes roues permettant le transport d’une foule de matériau - qui basculent leur chargement. Les quatre roues des « plateaux à ridelles », attelés à deux, quatre, ou cinq chevaux. Viennent ensuite une multitude de voitures, chacune adaptée depuis des siècles à un usage particulier : Voitures de maraîchers, chariots de paysans, charrettes bâchées, lourds fardiers attelés à sept chevaux en trois rangs de deux, et le meilleur, en « flèche »... Tout un monde qui associe l'homme au cheval, la "plus noble conquête de l'homme".
Pour tous les transports de matériaux pondéreux, l'homme marche à côté de ses chevaux. C'est le "charretier". Il est vêtu et coiffé de cuir noir, chaussé d'énormes bottes couvertes de boue et de poussière. Son visage est souvent rougi par le vent, et aussi quelquefois, par l'abus du vin. C'est le personnage le plus "sonore" de la rue. Il hurle et il vocifère pour exciter ses bêtes. Il jure et sacre. Son arme, son emblème, c’est son fouet, court, massif mais souple, en micocoulier tressé prolongé par une lanière de cuir redoutable, et terminée par une "mèche" de coton torsadée. Elle permet lorsqu’il fouette ses chevaux, de déclencher des claquements sonores comme des coups de fusil !
Le charretier devient un véritable expert dans les attelages exceptionnels pour le transport des très pesants blocs de pierre, comme lorsque l'on construit un pont ou un viaduc.
On atèle alors le fardier à neuf et douze chevaux ! Pour "décoller" la charge, il faut impérativement que tout l'attelage, à la même seconde, donne le même coup de rein indispensable. Pour cela, le charretier, par un grand cri, "arme" ses bêtes qui tendent les harnais et les chaînes en pesant de tout leur poids vers l'avant, pattes antérieures arquées. Ensuite, par un autre cri "gueulé" à pleins poumons et par de formidables claquements de fouet répétés, il emballe d'un seul élan toute leurs forces réunies qui arrachent ainsi le lourd véhicule ! La cadence des pas est ensuite entretenue par le rythme des claquements de fouet. Le spectacle est fascinant :. Toutes ces bêtes arc-boutées dans l'effort, silhouettes projetées en avant, muscles puissants bandés sous le pelage luisant, forment une harmonie de la force animale parfaitement coordonnée par l'homme.
Chaque corps de métier a son type de véhicule. Le laitier, le glacier, le messager, le brasseur, le déménageur, les livreurs dont les voitures sont déjà souvent décorées de publicité. Le vernis, la peinture, la fraîcheur des toiles de bâches, l'entretien, le brillant des harnais des ferrures et des cuivres ; la jeunesse, la robe, la race des chevaux, situent parfaitement la situation financière de leurs propriétaires ou des l'entreprises.
C'est surtout évident pour les voitures hippomobiles particulières. Depuis le char à banc des paysans, à la déjà coquette "voiture anglaise" à deux roues dont la capote escamotable assure un certain confort et qui peut être attelée d'un bon trotteur, comme c’était le cas pour mon grand-père Henriot. Il avait d’ailleurs établi un record de vitesse entre Lunéville et Crévic, ayant dopé son cheval au vin chaud !
Il y a aussi les "cab", les landaus, les fiacres, les coupés élégants aux hautes et fines roues caoutchoutées, pour les riches propriétaires. Leur aisance se remarque particulièrement dans la races des chevaux utilisés : Demi sang, arabes, alezans...
Mais il y a déjà aussi une importante circulation automobile qui se mêle, non sans difficulté du fait des écarts de vitesse, aux véhicules à traction animale.
Je peux admirer les lourds camions de type militaire semblables à ceux qui ont assuré le ravitaillement de Verdun en 1917, des Berliet, dont les roues arrière aux bandages pleins sont entraînés par un ensemble d'engrenage à chaîne. D’autres, plus récents, sont équipés de doubles roues à pneumatiques. Les derniers modèles sont à caisse en tôle peinte de couleurs vives. C’est le cas des camions de livraison des Grands Magasins comme La Samaritaine, Le Bon Marché ou la Belle Jardinière, dont les noms sont inscrits en grosses lettres noires sur fond jaune.
Les premières camionnettes ont fait leur apparition, avec leur carrosserie en bois verni, coiffée de toile.
Pour moi, fort de mes six ans, tous ces nouveaux engins malgré leur modernité, me laissent indifférent : Je préfère de beaucoup les attelages de chevaux, plus spectaculaires et plus vivants.
Par contre, les rares luxueuses voitures automobiles particulières, me fascinent ! Quelles merveilles que ces superbes engins, rapides et puissants, brillants d'émail et de chromes, aux magnifiques roues à rayons, glaces escamotables, banquettes confortables comme des fauteuils, souvent à doubles roues de secours extérieures fixées à la malle arrière pour les plus somptueuses !
Telles sont les prestigieuses Panhard Levasseur, Packard, Hispano Suiza, Cadillac, et Voisin.
Justement, nous venons de déménager de la rue de la Montagne pour la rue Caron… Un couple qui habite une riche demeure voisine de notre petit appartement, possède une de ces merveilles... Quand elle stationne devant leur villa, je passe des heures à admirer son long capot, sa calandre chromée, ses grandes roues à flancs blancs, sa carrosserie blanche immaculée avec deux lignes jaune d'or.
Et j’admire aussi l'élégance troublante de sa propriétaire... Elle a des cheveux à la garçonne. Elle est toujours habillée très court, une fourrure de renard en bandoulière. Pétillante de vie, entre deux éclats de rire elle découvre des dents éclatantes. Par rapport à la beauté discrète et réservée de ma mère, je la trouve un peu scandaleuse, mais j’avoue qu’il m'arrive de détailler sa silhouette avec un trouble inexplicable en raison de mon jeune âge…
Bien sûr, toutes les automobiles ne sont pas aussi resplendissantes !
Il y a une multitude d’autres voitures, hautes sur pattes, pétaradantes et tressautantes, carrosseries en tôle et bois, datant de la guerre: Peugeot, Renault, Ford. Et la toute nouvelle « torpédo Citroën 5 chevaux », munie d'une capote comme les charrettes anglaises, avec trompe de cuivre à poire de caoutchouc !
J’avoue aussi que je regarde avec émerveillement les exceptionnelles voitures - souvent avec chauffeur en livrée et ganté de blanc, les longues limousines, les somptueux coupés décapotables, les roadsters... Exactement comme devaient regarder les enfants de mes ancêtres paysans, lorsque passaient les carrosses princiers !
Le matin, la rue s’anime de petites charrettes plates, poussées à la main. Quelquefois, un chien est attelé entre les deux roues. Ce sont les petits marchands ambulants "quatre saisons", vendant leur récolte de légumes, de fleurs, de fruits, parfois étal de poissons. Deux béquilles permettent au plateau de rester horizontal pendant la vente.
Chaque artisan a un moyen sonore particulier pour aviser la clientèle de sa présence: cloche, trompe ou seulement sa voix, sur quelques notes, toujours les mêmes : "Poisson frais !" - "A la pomme d'amour"-, quelquefois rabelaisien : "Les prunes de mon oncle, ma petite dame !
Tous ces engins circulent sans interruption, mêlant leurs allures différentes, provoquant parfois de bruyants encombrements dont je me régale. Les puissants jurons et claquements de fouets des charretiers continuent à dominer le brouhaha!
Tout autre est le spectacle, depuis la fenêtre de notre appartement. Elle domine tout un méandre de la vallée de la Seine, depuis l'écluse d'Ablon en aval, jusqu'à la plaine de Juvisy en amont.
Le fleuve est constamment sillonné dans les deux sens par des trains de quatre à huit péniches remorquées par de puissants remorqueurs à vapeur. Ils ont de hautes cheminées que l’on peut rabattre vers l’arrière lors d’un passage sous les ponts. Elles sont empanachées de fumée. Leurs amples et graves coups de trompe vibrants ébranlent l'air et me jettent contre les barreaux pour les admirer!
Sous mes yeux, sur toute l’étendue du méandre, je vois passer, se suivant et se croisant, six ou huit lents convois solennels, tandis que dans les intervalles se faufilent d'une berge à l'autre, les petites barques agiles des passeurs, chargées de voyageurs… Les ponts ne sont pas encore très nombreux.
Quelques péniches, plus petites, sont remorquées par des mulets cheminant sur les chemins de halage, le long des deux berges du fleuve.
Certains dimanches d'été, on voit se profiler les silhouettes blanches des petits voiliers élégants et légers comme des oiseaux, ou les fins esquifs rapides à deux, quatre ou huit rameurs, frappant l'eau en parfaite cadence, se ployant puis se détendant en parfaite harmonie.
De temps en temps, passe un beau et grand yacht immaculé, aux hublots de cuivre et pont d'acajou verni sur lequel se prélassent dans des transat rouges de belles dames en robe claire. Elles sont entourées par des messieurs en veste bleu marine et casquette à galons dorés... Visions de rêve! Mon père m'a appris à reconnaître leur nationalité par leur pavillon claquant au vent. Ils sont presque toujours anglais, parfois belges.
Et, dans la vallée de la Seine, ce n'est pas seulement le fleuve qui me passionne. C'est aussi la quadruple ligne de chemin de fer du réseau "Paris Orléans Bordeaux" qui la longe! Elle est animée par un intense et continuel trafic de convois de tous types, depuis les lents trains de wagons de marchandises, jusqu'aux omnibus, express et rapides pour voyageurs.
Ils remplissent l’espace du vacarme de leur roulement et du halètement des locomotives à vapeur aux longs sifflements stridents qui déchirent l'air. Ce ballet de convois ferroviaires ininterrompu, quotidien, est parfaitement synchronisé. Il a la ponctualité d’une pendule horaire.
Que l’on me permette à ce sujet une digression à propos de la mesure du temps à cette époque. Elle sera difficile à imaginer au jeune lecteur de l’an 2000 où tout le monde connaît la même heure, à la « seconde près », grâce à la montre à quartz …
En 1925, l'heure exacte est un problème journalier.
La plus reconnue, celle qui sert de référence, est celle de la gare! A quelques minutes près, dans les maisons, l'heure du réveil matin est exacte à cinq minutes. Il y a enfin l’heure de la pendule "oeil de boeuf" ou du "carillon" de la cuisine, ou encore celle de la "garniture de cheminée" de la salle à manger. Selon la température, ces « heures » avancent ou retardent.
Tous ces instruments doivent être "remontés", car actionnés par des ressorts mécaniques, à intervalles parfaitement réguliers. C'est un rôle que se réserve mon père. Il en assure ponctuellement le service tous les soirs. Il remet alors par la même occasion les aiguilles à l'heure « vraie », en la comparant avec celle de sa montre de gousset qu'il a pris soin de régler sur la gare. Pour terminer, il remonte la sonnerie du réveil matin de la table de nuit.
Par contre, ma mère et moi évaluons l'heure au roulement et au passage des trains. Le sifflement du départ de l'omnibus pour Paris de 7 h 31 correspond au moment de mon départ pour l'école, tandis que crissement des freins de celui de 12 h 06 venant de Paris à son arrivée en gare d'Athis - que nous voyons de la fenêtre -, prélude de cinq minutes et demie l'entrée de mon père dans la cuisine! Le fracas du rapide Paris Bordeaux qui passe sous la maison, à toute vapeur, à 13 h. l2, déclenche le départ de mon père qui, après s'être fait embrasser, s'éloigne pour attraper son convoi de 13 h. 17.
La ronde des trains, depuis celui de l'express de Vierzon le matin, jusqu'à la ronde des trains rapides de nuit: Paris Toulouse, Paris Bordeaux, le prestigieux "Sud Express" aux belles voitures blanches et bleu marine, rythment les journées. Nous en connaissons par chœur tous les horaires .
Ce spectacle est pour moi enchanteur. Il me permet de rêver à des horizons inconnus : Pyrénées, Côte Basque, Nantes, Saint-Nazaire... J’admire aussi avec passion les engins fabuleux qui les remorquent: les superbes locomotives à vapeur !
Certes, les locomotives automotrices électriques de mon futur actuel auront pour elles des élégances de fusées. Mais elles seront abstraites. Elles n'auront pas de vie extérieure, pas de cœur, pas d'âme. Tandis que les locomotives à vapeur, c’est tout autre chose !
Elles ont une vie par le jeu élégant de leurs bielles d'acier poli qui actionnent les grandes roues motrices, couplées par deux, trois ou quatre essieux, véritables jambes d'athlète. La rapidité de leurs mouvements harmoniques pour les machines les plus rapides passant sous nos fenêtres, a quelque chose de fascinant, de magique. L'éclat froid de leur métal luisant et clair, sur fond noir, se déplaçant alternativement à toute allure, a une perfection fantastique!
Elles ont un cœur de feu et de vapeur. Parfois, la cabine de la locomotive qu'habitent les dieux de la machine, s'illumine d'un rouge intense, surtout la nuit. ( On prétend qu’en mai 1918, lors de l’ultime offensive allemande sur Paris, les aviateurs bombardiers ennemis se laissaient guider vers leur objectif, par la lueur entrevue des foyers de locomotives convergeant vers la capitale… ) Cela se produit quand le chauffeur alimente le foyer incandescent à grandes pelletées de charbon. Alors les panaches de fumée blanche qui s'échappent de la cheminée virent au sombre, ponctués d'étincelles lumineuses qui s'éteignent comme des vers luisants : les escarbilles.
Et, elles ont une « âme » : celle de l'équipe « chauffeur - mécanicien », qui ne font qu'un avec leur engin. Chaque locomotive à vapeur a son équipage exclusif : Ils s'appartiennent. Les hommes ont leur machine à eux, personne d'autre ne monte dans leur cabine. C'est "leur" locomotive. On dit d'une équipe :
-"Ce sont ceux de la 312, et non : « Durand - Dupont ».
On prétend même qu'ils chérissent et caressent leurs engins plus amoureusement que leurs femmes !
Ce qui est certain, c'est qu'ils passent beaucoup de temps auprès d’eux, même en dehors de leurs heures de travail : Par passion. Ils font polir les bielles, briller les cuivres, huilent les axes, face aux immenses roues motrices souvent plus hautes que leur tête!
Dans leurs mains, la "bête" vibre sous la pression de la vapeur. Elle tremble quand la soupape de sécurité laisse échapper en grondant un torrent de vapeur en excès fusant sous les cylindres, ou quand se déclenche le long sifflet strident, trois fois répété, qui annonce le départ et l'ébranlement de la machine par le jeu des bielles et des pistons. A ce moment, on entend ses halètements rythmiques de coureur en plein effort…
Pour moi, ces locomotives à vapeur ont marqué, par leur symbole de puissance, de beauté presque animale, leur auréole de vapeur et de feu, leur vacarme significatif si particulier, toute une partie de ma jeunesse ! Elles ont représenté pour moi la synthèse de la technique dans l'absolue perfection du mouvement de ses aciers!
Qui n'a pas vu sur l'horizon passer un train rapide remorqué par une locomotive type "Pacifique" ou "Moutain" lancée à pleine vitesse, bielles étincelantes en mouvements rapides, étirant derrière sa cheminée un long panache blanc, ne peut comprendre l'émotion incomparable que j'éprouve et que j’éprouverai toujours devant un tel spectacle de parfaite beauté...
…De la fenêtre de la chambre, je peux contempler tous les jours la quadruple voie ferrée où se croise tout le trafic ferroviaire du réseau sud-ouest de la France, le cinquième de tout le trafic national ! En bas du coteau, à quatre cents mètres à peine, trois cents trains par jour défilent sous mes yeux. Parfois, aux heures de pointe, ils passent à la cadence d'un convoi par minute et demie.
Comment un natif du Sagittaire, déjà paraît-il enclin aux aventures, ne serait-il pas marqué à vie par le goût des voyages et des horizons lointains ?
Lorsque nous partons pour un grand voyage, nous avons un rite: D’abord nous nous installons dans notre compartimen, et ensuite mon père m'emmène auprès du mastodonte vibrant de pression qui va nous entraîner à toute vitesse vers notre destination. Je ne me lasse pas d'admirer cette merveille d'acier vivante. Je respire sa vapeur, son odeur d'huile chaude et de suie. Je suis ému par cette force explosive dont je ressens les vibrations. Cette véritable fascination est sans égale.
Ma gare préférée, sans conteste, est la Gare de l'Est. Je la trouve majestueuse, dressée sur son esplanade derrière ses longues grilles. Dans l'immense salle de départ, claire, largement ouverte sur les quais, je ressens immédiatement l'excitation des voyages.
Deux visions me ravissent particulièrement dans ce lieu privilégié. D’abord, un immense tableau, d'une vingtaine de mètres de long sur trois de hauteur, qui représente un train de voyageurs animé par la foule des mobilisés d'août 1914. Ces pauvres soldats sont accompagnés de leurs parents en pleurs. Les portières sont décorées de drapeaux tricolores (ce tableau existe d’ailleurs encore aujourd'hui, et à la même place). Je ne me lasse pas de l'admirer. Je ressens une émotion patriotique dont j'attribue la gloire à mon père.
L'autre vision est, au milieu du hall, dressé sur un podium comme une statue, la première locomotive à vapeur du premier train rapide de 1878, qui avait relié Paris à Nancy(Strasbourg était alors Allemand). C’est une "Crampton", à un seul essieu moteur constitué par une immense roue de 2 mètres 31 de diamètre, et aux bielles luisantes !
A ce stade de mon récit, j’avoue sincèrement regretter que les générations de mes petits et arrières petits enfants n’aient pas vu en action ces merveilles de mécanique... Je déplore même qu’ils n'aient pas entendu, senti vivre ces monstrueuses déesses. Qui n'ont pas senti palpiter ces extraordinaires machines qui ont donné aux hommes leur premier vertige de vitesse, leur premier frisson de puissance. Perspective de grandeur, d'orgueil et de conquête, qu'aucune autre invention humaine n'a su égaler en symbolisme, en raison de son extraordinaire nouveauté…
Mais revenons à l’année 1925, celle de mes classes enfantines...
Quand ma mère n'emmène aux Grands Magasins de la Samaritaine, nous descendons de notre omnibus à la gare "Pont Saint Michel". Là, elle me prend fermement la main, et ne la lachera pas tout le temps de notre aventure parisienne, jusqu'au moment où nous reprendrons le train du retour à 16 h 29.
Nous devons, en particulier, traverser la place du Châtelet, d'autant plus animée que tout ce qui peut rouler y circule en tous sens, dans la plus parfaite anarchie, tant en raison de la variété incroyable des véhicules, que de leur disparité d’allure !
En effet se croisent, séparés par la double voie ferrée des tramways à trolley et aux cloches sonores impératives, le plus hétéroclite mélange d'engins que l'on puisse imaginer. En plus des rames électriques à impériale, il y a encore à cette époque les "omnibus à étage" remorqués par deux robustes chevaux : Le dernier "Madeleine - Bastille" disparaîtra quelques années plus tard. Les premiers autobus sont à plate forme d’entrée arrière, ce qui permet de les rattraper à la course. Leurs roues sont à bandages de caoutchouc pleins et à transmission par chaînes.
Incroyable réunion de toutes sortes de camions, camionnettes, autos, taxis – dont certains sont du type de ceux qui sont intervenus en 1914 à la bataille de la Marne – side-car, motos, auquel se mêlent tous hippomobiles imaginables, voitures à ridelles, de livraison, fardiers, fiacres, voiturettes à ânes dont les braiments répétés et bruyants dominent parfois le tumulte, d’innombrables chariots à deux roues avec un homme entre les brancards tirant sur un harnais placé en travers des épaules, quelquefois aidé par un chien haletant, les charrettes des marchands de quatre-saisons, des petits artisans, des livreurs...
S’y ajoute, zigzagant dans la plus parfaite anarchie, la nuée des bicyclettes de toutes sortes, souvent avec panier en osier pour les commis bouchers, à porte-bagages pour les journaux, un nombre impressionnant de tricycles à caisse de livraison, tentant de see frayer un chemin dans cette cohue...
Quelle pagaille aux heures de pointe ! D'autant plus que les chaussées sont relativement étroites, car on a besoin de larges trottoirs pour la très importante foule des innombrables marcheurs.
Dans de telles conditions, traverser la place du Châtelet est une aventure audacieuse et pleine de risques, car il n'y a pas encore de passages "cloutés" : Les endroits prévus pour se rendre d'un bord à l'autre, sont signalés par la présence de "refuges", sorte de plot - trottoir disposé au milieu de la chaussée.
On profite d'un intervalle dans la circulation, en regardant d’un côté, pour se précipiter sur le "refuge" souvent fort encombré. Alors, toutes les têtes se tournent dans l'autre sens, guettant pour profiter d’un prochain créneau, afin d'atteindre en courant le trottoir opposé.
Cet pratique générale prudente, a ses exceptions : Des "excentriques" bravent, en sautillant comme des toréadors, bras en l'air, le plus fort de la circulation !
Paradoxalement, à cette époque, le piéton, n'a aucune priorité. Seul, un agent de police en pèlerine et képi, réglemente la circulation aux carrefours névralgiques. Il est perché sur une guérite surélevée. Les grands moulinets de son bâton blanc et ses coups de sifflet à roulette impératifs, en font le véritable chef d'orchestre de la circulation !
A quatre-vingt-dix pour cent, la chaussée est revêtue de pavés de grès, inégaux et sonores pour les roues cerclées de fer des voitures hippomobiles. Pourtant les plus fréquentées sont silencieuse... Pourquoi ? Parce que l'épaisseur du crottin de cheval fait office de tapis ! Mais quand il pleut, le sol devient de ce fait, particulièrement glissant et malodorant ! En permanence, des voitures et des employés municipaux s'activent pour éliminer ce sous-produit de la locomotion animale, lequel est vendu aux maraîchers comme engrais ou livré aux champignonnières établies dans l'ombre des carrières qui truffent le sous-sol de la capitale.
Quant à moi, ce qui me stupéfie par rapport au calme reposant de notre banlieue d'Athis, c’est le vacarme assourdissant qui règne dans les artères les plus fréquentées de la capitale !
Encaissée entre les hautes murailles des deux rangées grands immeubles, la clameur de la rue est si forte qu'elle devient presque insupportable !
C'est une puissante cacophonie sur toutes les gammes, de la plus grave à la plus aiguë. Chacune tend à dépasser en force sa voisine : Roulement des roues ferrées sur les pavés, hennissements, bruits de trompes et klaxons s'en donnant à coeur joie, jurons hurlés par des centaines de charretiers, pétarades de milliers de moteurs sans silencieux, motos en échappement libre, casiers à bouteilles de verre secoués, bidons de lait métalliques entrechoqués, cris de petits marchands, cloches des tramways, roulades des sifflets des sergents de ville... Tout concourt à amplifier le volume discordant des sons.
A ce point que, pour tenter d'en réduire quelque peu les décibels, un Préfet de Paris imaginera de remplacer les pavés de grès trop sonores, par des pavés de bois ! Nombreuses seront les rues parisiennes des beaux quartiers, qui seront revêtues de ce matériau issu de nos forêts, préalablement bitumé, qui absorbe les sons provoqués par les roues en fer.
Par contre, quel calme quand on traverse la Seine par le Pont Neuf ! La large vallée du grand fleuve neutralise les bruits qui s'y dissolvent comme par miracle. Ma mère me fait parfois à cet endroit monter sur le bord du parapet pour que je puisse contempler les trains de péniches et leurs remorqueurs à vapeur dont souvent un marinier abat la haute cheminée noire cerclée de rouge, pour qu'elle puisse passer sous l'arche.
J’y admire les superbes "bateaux-mouches" de transport de passagers, blancs et rouges, véritable métro fluvial à vapeur, assurant un service ponctuel d'un ponton à un autre. Les stations portent des noms évocateurs des quartiers traversés : Bastille - Bercy - Grenelle, établies alternativement de part et d'autre des berges. Le spectacle paisible et silencieux de l'étrave du bateau labourant l'onde, tandis que la proue projette en arrière un triangle bouillonnant de vagues blanches, ravit mon cœur d’enfant.
Tel est le Paris des années 1925, animé par le petit monde des métiers de la rue aujourd'hui disparus, véritable spectacle permanent, et bien souvent musical : L’orgue de barbarie et les chanteurs de rue popularisent les rengaines à la mode. Bonimenteurs, démonstrateurs, loteries, athlètes de foire, tondeurs de chiens, ramoneurs savoyards, vanniers, rémouleurs, raccommodeurs de faïence, chiffonniers, acheteurs de peaux de lapin, matelassiers, camelots, crieurs de journaux, bohémiennes diseuses de bonne aventure, et même quelquefois, montreurs d'ours ou dresseurs de caniches, font un permanent spectacle de vie parisienne de cette époque...
Coupé de luxe Renault 8 cylindres.
La « Royale » de BUGATTI 1927.
Familiale Citroën « C6 » 1927.
Le 32 rue Caron.
Athis, la Seine.
Athis, la Seine.
L'ancienne N7 vers la côte d'azur, telle que je l'ai connue à 5 ans...