Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Rêves lointains.

Lorsque nous parcourions les routes de la campagne de l’Ile de France, quels étaient nos sujets de conversation les plus fréquents en dehors de l’actualité ? Sans hésitation, je répondrai : Nos rêves concernant notre Empire Colonial, qui nous permettraient d’échapper à une société métropolitaine qui nous semblait dangereusement polluée par les jeux politiques.

Ces rêves avaient eu pour nous un déclic précis : l'Exposition Coloniale de Paris de 1931 ! Celle-ci, par la reconstitution folklorique du décor de la vie dans des pavillons aux style et matériaux du pays, évoquait chacune de nos possessions d’outre-mer. De plus, ceux-ci étaient animés par d'authentiques indigènes en costume traditionnel.

Elle nous avait ainsi révélé les splendeurs, la richesse et la diversité de notre immense empire colonial, le second du monde, après celui de l'Angleterre. Toutes ces richesses fabuleuses, inexploitées, suscitaient notre intérêt et fascinaient notre imagination.

Toute une littérature, une presse, une légende, magnifiaient notre Empire. De plus, chaque famille avait un parent, un ami, qui avait directement, de près ou de loin, participé à la conquête de ces terres lointaines. Leurs récits exotiques avaient contribué à notre imaginaire.

Un vocabulaire issu de ces campagnes coloniales avait enrichi le langage courant, y incluant une pointe de couleur locale. Ces mots me faisaient fantasmer : "gourbi" - "cagna" - "fatma" - "sidi" - "spahi" - "méhariste" - "bled" - "razzia" - "rezzou" "émir" - "cheik" - "ksar"... Ils évoquaient pour moi des horizons de palmeraies, de sables infinis, de soleil torrides, d'aventures mystérieuses. Peut-être d'amours possibles et de conquêtes d'argent !

Par contre, le paysage politique et économique de la France était navrant. Nous étions choqués par les troubles sociaux constants, les désordres, les grèves, le chômage, et l'instabilité du pouvoir. Ces troubles, tous les jours, faisaient la "une" des journaux. Comment s'étonner que dans cet environnement décevant nous n'ayons pas secrètement envisagé de quitter la métropole décadente, pour tenter notre chance au-delà des mers ?

C'était le sujet passionnant de tous nos propos et projets, chacun de nous apportant sa contribution, sa part d'information et de documentation.

Certains de ces renseignements faisaient état du besoin pour ces pays neufs, de jeunes français entreprenants pour mettre en valeur leurs territoires. Besoin d'autant plus pressant qu'en France, pays casanier par excellence, peu nombreuses étaient les vocations ! Donc, de brillantes carrières attendaient peut-être les audacieux, dont nous croyions être !

Mais pas pour n'importe quelle destination ! L'Afrique noire, avec ses spécificités ethniques, ses moeurs et coutumes d'un autre âge, nous tentait peu, même pas du tout.

En effet, ces hommes et femmes, entrevus à l'Exposition Coloniale dans leurs pavillons nationaux, Sénégalais, Congolais, Ivoiriens, s'avéraient tellement différents de nous physiquement par l'ébène de leur peau, leur visage épais aux énormes lèvres, leur chevelure crépue, qu'ils nous semblaient avoir une expression primitive qui n'inspirait ni notre sympathie, ni notre imagination. Ce n'était pas vraiment du racisme, mais la perception d'un refus ou d'un rejet épidermique spontané.

Par contre, deux destinations nous enflammaient : l'Afrique du Nord et plus précisément pour moi le Maroc, et en l'Extrême-Orient, l'ensorcelante Indochine malheureusement si lointaine, à six à huit semaines de bateau !

Le Maroc focalisait mes pensées. Sans doute suggérées par les souvenirs d'enfance du splendide Maréchal Lyautey à Crévic, où il passait parfois ses vacances dans sa résidence d'été, et entrevu en grande tenue à la sortie de l'église, avec sa haute silhouette impérieuse, en veste noire soutachée d'or, dolman rouge et guêtres noires... Tous les habitants du village connaissaient et racontaient ses batailles, ses prouesses.

De plus, il y était considéré comme un héros national.

Enfin, le 125ème régiment d’infanterie de mon père avait souvent combattu avec des contingents marocains, notamment en 1915 dans le secteur de Lens Vimy (où se trouve encore un monument érigé en souvenir de leurs exploits) et Lorette, et il en vantait toujours la grande vaillance, la fidélité. Il racontait la terreur qu’inspiraient aux Allemands ces spécialistes de l'arme blanche pendant les attaques, quand ils s'élançaient des tranchées au cri de: "Couper kabèche !", expression qu'il n'est pas nécessaire de traduire...

Toute une littérature chantait la magie des grands espaces, les longues chevauchées dans le désert, la lenteur majestueuse des caravanes dans le soleil du soir, la beauté du regard des femmes voilées, les guerriers Touaregs aux visages bleuis, juchés sur leurs méharis, infatigables vaisseaux des dunes...

Les noms des villes marocaines faisaient chanter mon imagination : Rabat, Casablanca, Fez, Mekhnès, Marrakech, Agadir... Et lorsque les lourds nuages de ma naturelle mélancolie voilaient mon soleil, c’est vers celui des terres d’Afrique du Nord que s’envolaient mes rêves...

Ces évocations m’apportaient sérénité et espoir. Certain, sans autre argumentation valable, que dans ces contrées je trouverai ma place, réussirai ma vie, et peut être, rencontrerai enfin l’amour…

Toutefois, il me fallait encore patienter jusqu’à mes dix-huit ans, âge indispensable pour contracter un engagement dans l’armée coloniale, pour qu’enfin se lèvent pour moi les orages tant désirés, qui devraient m’emporter vers les lointains d’une autre vie !

Retour au sommaire <-- --> Chapitre suivant


Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:03.
Valid XHTML 1.0 Transitional