Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

La société nautique : S.N.H.S.

Subitement, en fin d’année scolaire 1937, mon père décide de m’inscrire à une société sportive d’aviron, la S.N.H.S., très connue et célèbre dans toute la région !

Il estime sans doute que ma maigre silhouette a besoin de se muscler, mon creux du thorax de s’élargir... Il m’explique que c’est un sport très dur, une école de courage, de celles qui «forment le caractère»... Combien d’occasions de ce genre m’aura-t-il déjà donné, et sans succès apparents ?

A l’époque, c’est un sport horriblement coûteux en raison du prix très élevé des bateaux et de l’absence de toute subventions. De plus, la S.N.H.S. avait une forte renommée parce qu’elle était entraînée par les deux frères Levasseur, anciens champions olympiques en skiff et double scull. Deux géants blonds, larges d’épaules, étroits de bassin, dont la raison de vivre était l’aviron. En vrais mécènes, ils consacraient à ce sport tout leur temps libre. Leur entraînement était réputé spartiate.

Je suis stupéfait et émerveillé par ce privilège totalement inattendu, de pouvoir embarquer sur ces fins et élancés esquifs, glissant sur l’onde par les élans rythmiques des longs avirons fouettant l’eau en cadence.

Mais aussi un peu anxieux, car, avant d’embarquer, il faut confirmer que l’on sait nager !

Or, à cette époque, aucun sport n’est inclus dans les programmes scolaires. Au contraire, et aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, au niveau de la préparation des examens, le sport était assez mal perçu chez les étudiants, considéré comme inutile et réservé aux cancres. D’ailleurs, aux distributions des prix de fin d’année, le prix de gymnastique était accueilli par une rumeur ironique et goguenarde...

Donc, en fait de nage, je ne sais que barboter «à la chien», sur quelques mètres, et à condition d’avoir pied !

L’épreuve test consistait à aller d'un ponton à un autre, distants d'une vingtaine de mètres, en eau profonde, et sous le contrôle du gardien de la S.N.H.S. C'était un ancien marin, géant moustachu et peu commode. Or, imprudemment, ignorant le test obligatoire, lors de l'inscription, j'avais déclaré savoir nager...

Me voici donc, longue et maigre silhouette pâlichonne, en vaste caleçon de bain choisi par ma mère, au bord du ponton que surveille le maître des lieux. Que faire ? Avouer que je me suis vanté ? Je n'en aurai pas le temps, celui-ci proférant brutalement :

-"Tu y vas, oui ou merde!

Doctes paroles accompagnées d'une vigoureuse tape dans le dos qui me bascule dans l'eau. Comment ai-je atteint, hors d'haleine, suffocant, toussant, l'autre ponton? Je n'en sais rien ! Si ce n'est grâce à ce qu'on appelle l'énergie du désespoir ! Par contre, ce dont je suis certain, c'est que le niveau de la Seine a dû baissé tellement j'avais avalé d'eau !

Alors commença l'entraînement proprement dit. J'avais rêvé, sous le terme d'aviron, au romantisme des légères embarcations glissant furtivement sur l'eau dans la lumière du soir, esquifs admirés de la berge par les promeneurs. Mais jamais je n'avais imaginé qu’un aviron était l'équivalent de l'instrument de torture des galériens !

En fait, il s'agissait d'acquérir un mouvement harmonieux du corps se comprimant comme un ressort grâce au roulement de la coulisse étroite du siège, pieds sanglés, thorax ramené près des genoux, bras tendus le plus loin possible en avant pour que l'aviron puisse attaquer l'eau très en arrière. Puis, tout le corps se détendant violemment vers l’arrière, entraînait la "pelle" vers l'avant. Et ce, répété cinq cents, mille fois et plus par course, pour actionner le bateau avec le maximum d'efficacité.

C'est à dire fouetter l'eau puissamment, d'une détente maximale de tous les muscles du corps, jambes, cuisses, épaules, bras, reins, arrachant d'un "plouf" sonore un quintal d'eau, pour finir, en douceur, aviron relevé sur une élégante lancée parfaitement équilibrée.

Pour parvenir à cette perfection, que d'heures, de jours, de semaines, de mois d'entraînement fastidieux et douloureux ! Intérieur des mains en sang, le corps entier fourbu, éreinté, les poumons éclatés, le cœur fou !

Sans parler des "fausses pelles" qui font basculer dans l'eau tout le bateau ! "Prises" d'eau ratées qui permettent de recevoir dans les reins l’aviron du rameur positionné derrière soi !

Séances d'entraînement cravaché par les hurlements rageurs de l'entraîneur, auquel rien n'échappe, et apostrophant avec colère ses poulains :

- "Le trois (c'était moi), le trois, fainéant, tire ! Attaque l’eau !

L’entraînement a lieu par tous les temps, pluie, vent, soleil. Sur une embarcation, nous sommes quatre ou huit rameurs, unis et solidaires. Nous devons obligatoirement être présents, et à l'heure dite. Dure, mais merveilleuse école de sport collectif, quintessence de l'effort maximum, et de l'esprit d’équipe.

J'endurerai tout, les blessures aux mains longues à cicatriser, la fatigue, la discipline. Pour trois raisons. L'orgueil ! La jouissance physique qui récompense l'épuisement des muscles. L'apaisement bienheureux après la douleur d’un corps malmené, cœur et poumons à la limite de l'épuisement, symbolisé en fin d'entraînement par quatre ou huit rameurs étendus de fatigue dans le bateau, avirons repliés contre la coque, esquifs glissant sur l'eau sans autre bruit que celui d'un déchirement d'étoffe de soie...

Pendant ces minutes privilégiées, l'esprit a l'impression de flotter, hors du corps, léger, immatériel, dans une parfaite pureté d'âme et de sentiments.

Après des mois et des mois de souffrance, l'aisance, la puissance, l'automatisme, l'endurance viendront récompenser ma persévérance. Je deviendrai officiellement le "3" du "quatre outrigg" de compétition de la S.N.H.S. !

A ce titre, je participai à de nombreuses compétitions dans la région parisienne. Et même, la troisième année, au championnat de France Universitaire de 1939 où notre équipage, drivé par les frères Levasseur, se classa honorablement en troisième position!

L'aviron me dotera de muscles, et surtout d'un système cardio-respiratoire remarquablement endurants. Toute ma vie j'en conserverai le bénéfice, malheureusement oblitéré plus tard par un pneumothorax et une atrophie pulmonaire dus à trois ans d'atteinte tuberculeuse en 1950.

Mais sans jamais oublier le romantisme des longues randonnées sur la Seine, à l'heure où le soleil, bas sur l'horizon, incendiait la vallée et le fleuve…

Retour au sommaire <-- --> Chapitre suivant


Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:02.
Valid XHTML 1.0 Transitional