Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

Premières souvenances.

Ma toute petite enfance s’écoule paisiblement.

Comme tous les bébés du monde, je suis merveilleusement vorace, glouton même, humide à souhait, coléreux et braillard.

En somme, un bébé normal et vigoureux. Très tôt, il faut compléter mes tétées par de la Phosphatine Fallière, célèbre à l’époque : Selon sa publicité, elle permet à toutes les mamans de « réussir » leurs enfants. Je devrai à cette bouillie chocolatée mon première souvenir de plaisir gustatif.

Emerveillée par mon appétit, ma mère, en m’embrassant, déclarait invariablement :

-«Il promet !

Je promets quoi, exactement ?

Je ne l’ai jamais su.

Elle non plus...

Pourtant vers l’âge de deux ans, ces heureuses prémices sont brutalement interrompues : Soudainement, je suis atteint d’une pneumonie double, extrêmement grave. Après plusieurs jours de lutte avec les moyens pharmaceutiques d’alors, le médecin découragé, m’abandonne, désespérant de me sauver la vie.

Mon père s’affole. En désespoir de cause il a recours à un vieux remède de bonne femme : Pour refroidir mon petit corps dévoré de fièvre, sans cesse, pendant des heures, il m’enveloppera dans un drap plongé dans de l’eau froide…

Et le miracle aura lieu. L’étrange traitement opère. La fièvre tombe... Je guéris !

Ainsi, je devrai deux fois la vie à mon père.


Quelles sont les premières images, les premiers sons, les premières odeurs, qui se sont inscrits dans la mémoire de ma toute petite enfance ?

Je me suis souvent livré en société à ce jeu des premiers souvenirs... Les réponses entendues m'en apprennent parfois davantage sur mes interlocuteurs, qu'un questionnaire savant.

Je m’abandonne donc au plaisir de m'appliquer le même traitement.

Le plus ancien de mes souvenirs me semble-t-il, est un bruit, accompagné d'une lueur, qui faisait passer de la nuit à la lumière...

Mes parents habitaient alors une vieille maison éclairée au gaz. Le soir venu, mon père montait sur une chaise, ouvrait un robinet, craquait une allumette, la présentait à une sorte d’ampoule de toile métallique. Alors une légère détonation se produisait, et la toile devenait successivement rouge, orange, puis jaune, et enfin produisait une lumière blanche de bien meilleure qualité que celle des lampes à pétrole habituelles.

Je me souviens aussi d’une sensation de mouvement vers le haut, qui me réveillait. Deux choses m'apparaissaient alors et me ravissaient : C’étaient les merveilleux visages de mon père et de ma mère ! Je ne me rassasiais pas de les contempler, et dès qu'ils disparaissaient de ma vue, je hurlais de chagrin.

Un troisième souvenir est bien ancré : Je me déplace sur le sol par mes propres moyens : Les doigts qui me maintenaient m'ont lâché… Alors je me suis laissé tomber sur les mains, et je me déplace à quatre pattes aussi vite que je peux pour passer sous la table, tandis que je perçois des éclats de rire...

D'autres images ressurgissent, mais elles sont toutes nettement postérieures à cette conscience du bruit, de la lumière, et de la notion de déplacement.

Je revois le décor peint sur la fameuse boîte de Phosphatine Fallière posée en face de mon bol : Une jatte de crème entourée de minuscules enfants, manifestement gourmands, puisque l'un d'entre eux bascule dans la bouillie!

Je me souviens aussi de petits chaussons de laine de couleur, dont j'ai avalé un pompon. De mon petit ours brun, borgne, sans lequel je ne peux m’endormir, de la lumière de la petite lampe à pétrole à côté de mon lit…

Je me rappelle aussi de l'haleine de mon père, si spéciale, due au tabac, et de son menton piquant : Je préfère les baisers maternels ! Je perçois les câlins de ma mère avec délices : J’adore ce merveilleux contact de ma peau contre la sienne... Oh ! la délicieuse sensation de chaleur échangée ! Privé de ce bonheur, je hurle aussitôt de chagrin !

Certes, ces souvenirs sont sans beaucoup d'originalité, je le sais, mais ils ont été parfaitement retenus, chauds, agréables et heureux, au cœur de cette ambiance familiale protégée où suis bienheureusement choyé, dorloté, aimé.

Et c’est sans doute depuis cette période que c’est enregistré mon premier patrimoine d'acquisitions, essentiellement constitué par des événements familiaux et par des scènes de ma vie au jour le jour, assimilés et ajoutés à un premier capital initial de souvenirs personnels.


Lorsque ma mère quitte Crévic après ma naissance, et rejoint son mari à Paris, le jeune couple de mes parents est parfaitement heureux. Certes, le premier logement de la rue de Tolbiac a été un échec, mais la seconde réunion de mes parents à Saint Michel sur Orge sera beaucoup plus heureuse : Mon père, toujours aussi amoureux, bénit le ciel de la présence de cette belle jeune femme à ses côtés.

Ma mère s'essaie timidement aux audaces de la mode parisienne, et cela lui réussit ! Elle embellit un peu plus chaque jour !

Peut-être que mon père, en raison de cette transformation, commencera à ressentir les premières morsures de la jalousie inspirées par son ombrageux caractère? Pourtant ma mère, toujours émerveillée par l'intelligence, la prestance et la distinction de son époux, continue à lui vouer une admiration sans réserve.

Mais ce second logement se révèlera bientôt trop exigu pour trois personnes, et mon père va se mettre en quête d'un autre logis. C’est ainsi, qu’en 1922, notre petite famille s'installe à Athis-Mons, au 34 rue de la Montagne, au premier étage d’une vieille maison qui offre l'avantage exceptionnel - comme le laissait imaginer le nom de la rue - d'être perchée tout en haut de la ville : Sa fenêtre principale s'ouvre sur le splendide panorama de la Seine qui ondule entre des coteaux boisés !

Ma mère, désormais familiarisée avec sa nouvelle vie, va souvent à Paris, sous le prétexte d'achats. Sa beauté naturelle de jeune femme de la campagne se transforme et devient éclatante. Cet embellissement ravit mon père, mais n'échappe pas aux autres hommes dont les regards se posent sur elle en hommages appuyés.

Mon père le remarque, et il en conçoit du dépit. Il lui reproche sa coquetterie…

C'est du moins ce que me racontera plus tard sa sœur, ma tante Laurence, qui entrecoupait son récit de gros soupirs :

-« Hou, que ton père était jaloux ! Il lui faisait de ces scènes ! Hou ! Il la questionnait :

-"A quelle heure es-tu rentrée ? Qui as-tu rencontré ? Pourquoi étais-tu encore à Paris aujourd'hui ?

Puis, après un léger reniflement d’envie voilé, ma tante ajoutait :

-« C'est vrai que ta mère devenait coquette ! Quelle jolie femme c'était ! (gros soupir). D'ailleurs, elle avait toujours eu du succès... (deuxième gros soupir). Quand il y avait des officiers permissionnaires à Crévic, elle n'avait qu'une idée, provoquer des béguins ! Une fois qu'ils étaient amoureux, cela ne l'intéressait plus. (reniflement) ...

-« Sauf pour le Commandant Pertuzet... Ce qu'elle a pu pleurer lorsqu'elle a appris qu'il avait été tué... (long soupir). Et aussi pour le capitaine Plançonneau ! Hou ! Elle n'a jamais voulu me montrer ses lettres, alors que c'était moi qui lui lisais celles de ton père!

Alors, comme mon père a un caractère soupçonneux, tout cela aura de fâcheuses conséquences : A force d'interrogatoires, de suspicions, de reproches, de disputes, il incitera ma mère à s’isoler, à limiter ses sorties, redoutant les scènes de plus en plus violentes de son mari.

Par la volonté de mon père, l'appartement d'Athis-Mons se clôt bientôt au voisinage. Ma mère est consciente d'être injustement suspectée, surveillée, mais elle ne veut pas provoquer d'éclat. Alors, pour avoir la paix, elle choisit sortir de moins en moins.

En revanche, peut-être en représailles – et toujours selon les confidences de ma tante - elle opposera à son mari une certaine résistance passive, déçue que ses charmes ne "réduisent" pas son époux à une certaine forme de tolérance... Peut-être même - insistera ma tante un peu « mauvaise langue » - se refuse-t-elle parfois à lui... Pratiquement, leur bonne entente commence à se détériorer.

En conséquence, dès cette époque, ma mère va reporter sur moi - à ma plus grande satisfaction - sa tendresse, son affection, son trop-plein d'amour. Elle me prend dans ses bras, me serre contre elle en de longues heures de câlinerie qui me ravissent. Je partage ainsi, étroitement, chaque instant de sa vie.

Derrière les portes closes du petit appartement de la rue de la Montagne, elle chante souvent, d’une voix douce et bien timbrée, d’anciennes chansons parlant d’amour, de rivages ensoleillés, de clairs de lune. Sans effort, je retrouve quelques paroles. Par exemple :


Quand l’amour est fini,

Le roman, vite s’achève


«Sur les bords de la Riviera

Où murmure une brise embaumée,

Chaque femme arrivée là-bas

Rêve d’être belle


«Je l’appelle ma Tonkinoise,

Ma Tonkiki, ma Tonkiki, ma Tonkinoise...



«C’est la femme aux bijoux

Celle qui rend fou.

C’est une enjôleuse,

Tous ceux qui l’ont aimée,

Ont souffert ou pleuré...


C’est la valse brune,

Des chevaliers de la lune,

Chacun avec sa chacune


Elle chante aussi les chansons qui ont trait aux batailles de Lorraine dans les premiers mois de la guerre de 1914-1918. Je me souviens très bien de :


«Pont-à-Mousson, brave cité lorraine,

Malgré tes deuils, et malgré tes tourments,

Sous les obus, tu restes calme et fière,

Et ton devoir, le fais simplement.

Au jour béni, jour de la délivrance,

Tu recevras le salut de la France,

Tu l’auras bien mérité !


Et aussi de celle à propos de la bataille du «Bois Leprêtre», qui avait sauvé Nancy de l’invasion :

«En moins d’une heure de lutte,

Nous arrivons enfin à dénicher les brutes,

Près de la ferme Navarin.

Bondissant aussitôt, nous prîmes à l’assaut,

A coups de canons, de baïonnettes et de fusils,

Plusieurs tranchées ennemies.


D’autres chants reviennent à ma mémoire. Ce sont de naïves allusions populaires à la bataille des frontières, dans le secteur de Crévic en août septembre 1914, fredonnés sur des airs à la mode :


"Le 24 août, tonnant tout à coup,

Les obus allemands font rage.

Sur la pauvre cité de Gerbéviller,

Bientôt saccagée et pillée.


«Nos canons, d’une voix merveilleuse,

Dont le concert animait le plain-chant,

Accompagnés de nos petites mitrailleuses,

Nos crapouillots suivaient le mouvement.


A chaque instant, de leur tranchée, les Boches,

Comme des fous, fuyaient épouvantés,

Mais nos Lebels (nom du fusil français) fauchaient

Tous ces fuyards, dans le fond des fosses...


Hélas, ces câlins, ces chansons, cessent dès que mon père rentre à la maison. Surtout quand tout va bien entre eux. Il accapare alors ma mère, au point que, toute à sa joie de femme amoureuse, elle semble m’oublier. Je me sens lésé... Très tôt, j’assimilerai le retour de mon père à un sentiment de frustration.

Oui, dès mon plus jeune âge, j’éprouverai une sorte de sentiment de jalousie à son égard... J’aurai le désir secret de le supplanter dans le coeur de ma chère maman... Oui, un bambin a quelquefois de bien vilaines pensées !


Avec les mois et les années qui passent, ma mémoire commence à enregistrer avec précision un beaucoup plus grand nombre de faits. A ce point que je peux désormais laisser courir mon stylo sans efforts...

Le héros (!) de cette histoire... déjà inspiré.

Le héros (!) de cette histoire... déjà inspiré.

Maurice enfant
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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:02.
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