Un fils unique d'après guerre (1920 - 1939)

CHAPITRE II
LES TEMPS DU CARTABLE

Souvenirs d'enfance.

J’ai quatre ans.

Je suis heureux dans l'ambiance ouatée de ma famille, entre ma mère et mon père. Je me sens à l'abri des dangers de l'extérieur. La douceur, la chaleur du foyer m’emplit de tous les plaisirs.

Je crains mon père, tant il est autoritaire, sourcilleux de se conformer à la stricte morale catholique. Pour lui, la religion mène au bonheur éternel !

Je le vénère. Il est si beau, si intelligent, si savant. Je l'admire tellement lorsqu'il parle, que je suis intimidé et hésite à répondre lorsqu'il m'interroge, de peur de ne pouvoir m'exprimer aussi clairement que lui.

La « maisonnée » est dominée par cet être à la moralité intransigeante, à l'autorité sans appel. En même temps, elle est préservée par cet esprit raisonnable, lucide et prévoyant.

Ma mère ? Oh ! ma mère me donne toute la tendresse du monde ! Auprès d'elle, je vis des moments d'intense bonheur. Surtout quand, certains matins, j'ai la permission de me glisser dans la tiédeur de son lit. Alors, le petit garçon que je suis se love contre le chaud corps maternel, bien persuadé que rien, ni personne, ne peut l'atteindre ni lui faire mal en cet instant privilégié.

Je profite de ces instants merveilleux, ignorant encore la nature du plaisir voluptueux que j’éprouve au contact de sa peau. J’en ressens le besoin constant, et cela marquera sans doute définitivement mes tendances fondamentales.


Et mes parents, eux aussi, doivent connaître une forme intimiste de bonheur qui leur est propre : Ils ne la partagent avec personne. Très rares, en effet, sont ceux qui ont accès à notre microcosme familial.

Je me rends parfaitement compte, aujourd'hui, combien ma mère avait été peu préparée à cet isolement. Sa jeunesse campagnarde l'avait habituée à une vie simple, mais très ouverte et chaleureuse. Cette petite fille de Lorraine qui a connu la liberté dans son village de Crévic, qui a vécu la guerre, cette grande aventure qui l'a tant marquée, est-elle alors vraiment aussi comblée qu’elle ne l’avait rêvé une fois mariée avec ce Tourangeau mystique qui a passé tant d'années "en dehors du monde", au Grand Séminaire de Tours ?

Etait-elle aussi parfaitement heureuse qu'elle le paraissait ? Faisait-elle semblant ?

Mais elle a accepté cette vie de demi recluse, et elle assume… Elle sort rarement. Même ses emplettes sont vite, très vite faites, comme si elle craignait les mauvaises rencontres. Elle s'est habituée à revenir chez elle à la hâte, avec ses provisions, puis à refermer rapidement la porte sur elle et son enfant...

Je grandis donc dans cet enclos, en circuit fermé, sans camarade de mon âge, sans ouverture sur l'extérieur. Je ne peux imaginer ce que peut être la rue, avec sa foule, ses enfants qui jouent sur le trottoir, ses badauds qui déambulent, ses gens qui bavardent, ou se disputent. J'ignore tout de cette vie, et j'en suis ignoré. Je ne peux pas en souffrir puisque je ne sais pas !

Donc, je suis « heureux ».

Mais mon père n'est pas toujours très facile à vivre... Il est, avec juste raison, convaincu de sa supériorité, trait dominant de son caractère, et il sait aussi qu'il peut sans peine exercer sa domination sur sa famille. Sa prestance, son élégance naturelle, sa distinction, son élocution parfaite et son vocabulaire raffiné, lui confèrent l'apparence d'un aristocrate.

Ma mère, pour sa part, bien que réellement impressionnée par la personnalité de son exceptionnel époux, a suffisamment de féminité pour connaître le pouvoir de ses charmes...


Très belle brune aux grands yeux et au regard velouté et chaud, elle sait quels sont ses avantages et les attraits qu’elle exerce sur les hommes, même si, comme je le pense sincèrement, elle est parfaitement fidèle et sérieuse.

Parfois, éclatent des conflits dont mon jeune âge ne peut évaluer ni l'origine ni les raisons. Dans ces moments-là, mon père joue les personnages offensés. Il se drape alors dans sa dignité. Comme sanction, il nous inflige immanquablement un mutisme absolu! Il ne s'agit pas d'un silence de quelques heures, voire de quelques jours, mais d'un mutisme total qui dure des semaines!

La « maisonnée » connaît alors une atmosphère de drame, d'angoisse pesante, tout à fait traumatisante.

Un matin, ma mère, de guerre lasse, fatiguée de pleurer, au bord de la dépression, finit par lui demander humblement pardon!

Pardon de quoi?

Je l'ignore, et je l'ignorerai toujours. Mais je sais par contre que, par la même occasion, il est souhaitable, que moi aussi, je demande pardon, sans doute pour mon alliance tacite avec ma mère!

Nous faisons donc acte de soumission. Immédiatement, le regard de mon père s'adoucit, son air sévère s'évanouit: il nous accorde la grâce de sa clémence! Il nous a fait mesurer sa puissance et sa force, il peut ensuite se permettre de nous redonner sa chaleur de dieu du foyer!

Tout est terminé, le soleil réchauffe la maison, la joie revient avec la paix.

Jusqu'à la prochaine crise...

Car ces fâcheries, ces bouderies, qui durent des semaines, se reproduisent, me semble-t-il, à intervalles très rapprochés. Elles empoisonnent mon enfance et mon adolescence. Indiscutablement, elles me perturbent. Je peux même dire : elles me blessent.

Je me souviens parfaitement de la conséquence de ces dissensions. La vie d'une journée a pour moi deux aspects.

Quand mon père est absent, qu'il se trouve à son bureau de travail à Paris, il y a la gentillesse et la gaieté de ma mère, ses chansons et sa tendresse de tous les instants.

Quand approche l'heure de son retour, un sentiment d'inquiétude me gagne. La maison semble soudain plus froide.

Lorsque sa clé se glisse dans la serrure, une chape d'angoisse m’étreint.

"Il" arrive, sérieux, le regard impérieux. "Il" attend qu'on lui dise bonjour et qu'on aille vers lui pour l'embrasser. Je sais -maintenant- que ce n'est pas par sécheresse de coeur qu'« il » agit ainsi, bien au contraire, mais par respect d'un certain code hiérarchique.

Et je peux ajouter aussi, aujourd’hui, par pudeur. Il juge de mauvais goût de manifester sa tendresse et son amour par trop de gestes. Il se contraint à cette attitude par principe, car il a droit, naturellement, à des égards! Il est donc juste que nous les lui rendions à son retour au foyer.

Il s'assoit à table, déplie sa serviette d'un geste sec, rassemble ses couverts contre son assiette en les faisant sonner.

Durant tout le repas, qui me paraît interminable, il demeure imperturbable, parlant à peine, car il dispose de peu de temps. Ma mère ne prononce que quelques mots, attentive à le servir rapidement.

Je guette toujours avec impatience l'arrivée du dessert, qui se compose en général d'une biscotte et d'un peu de confiture : atteint de dysenterie amibienne, mon père suit un régime rigoureux.

Enfin il se lève, reprend son chapeau, tend sa joue pour que nous l’embrassions, et sort. Derrière la porte refermée, on l'entend descendre les escaliers. Au fur et à mesure que ses pas décroissent, mon impression d'angoisse disparaît.

Et aussitôt, la joie, le soleil et les chansons reviennent.


Bonsoir Madame la lune
Quand l'amour meurt
Fascination
La petit tonkinoise
La valse brune
Sur les bords de la Riviera
Si tu veux... Marguerite
La femme aux bijoux

Pour les mêmes raisons, les soirées sont interminables jusqu'à l'heure du coucher...

Que l'on imagine mon ennui ! Pendant toutes ces heures, sans un bruit, j’écoute le froissement du journal quand mon père en tourne les pages… J’entends les quelques phrases qu’ils prononcent… C’est « le dieu du logis » ! Jamais il ne me serait venu à l’idée de le contrarier !

Je dors dans la chambre de mes parents. Avant de s'endormir, mon père allume une toute petite lampe à pétrole au chevet de mon lit. Je fais en effet des cauchemars dans le noir. Ils sont dus sans doute à l'atmosphère contraignante qui règne, et au fait que je ne me dépense pas assez physiquement dans la journée: oui, je suis moi aussi, enfermé dans l'appartement. Mon sort est lié à celui de ma mère !

Ces mauvais rêves viennent aussi, vraisemblablement, de la nature devenue peureuse et inquiète de ma mère, qui me communique ses frayeurs. Bref, sans ma petite lampe, je ne peux pas trouver le sommeil. Je revois encore son globe de verre, faiblement éclairé, décoré d'un arbre et d'un bateau à voiles.

Mon père récite la prière chaque soir. Nous la répétons à voix haute :

-« Au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit…Je vous salue, Marie ...»

Il vient ensuite me border, après avoir vérifié que mes mains sont bien croisées sur ma poitrine. Il me donne à sucer un bonbon au miel qu'il dépose dans ma bouche, et il m'embrasse.

Quelle différence entre les baisers de mon père, donnés du bout des lèvres, secs et brefs, avec ceux de ma mère, charnus, chauds, lents ! Parfois par jeu, elle les pose partout sur moi! Lorsqu'ils atteignent mon cou, je me convulse en fous rires de joie et de bonheur. Je ne me lasse jamais de ces baisers : c'est le meilleur moment de la soirée.

Ensuite, de son lit au mien, ma mère tend sa main que je saisis et ne lâche qu'endormi…

Par contre la présence de mon père produit en moi une certaine peur, notamment quand son visage devient froid et sévère. Immédiatement je ressens son regard bleu gris me transpercer !

Il faut ajouter à cela mon isolement total. Il exige que je vive à l'écart des autres enfants. Je dois vivre comme lui-même a vécu : sans contact. Nous n’avons aucune relation avec nos voisins, d’un côté par souci des convenances, et aussi du fait de son caractère ombrageux et jaloux en tant qu’époux d'une si jolie jeune femme.

Le peu que je connais de la rue, c’est ce que je vois au travers des barreaux qui emprisonnent nos fenêtres. Elles sont en effet, par précaution, équipées d'un cadre et de lattes de bois qui m'interdisent toute escapade! Comme je me souviens d’envier ces gamins mal habillés, turbulents et criards, qui jouent ou bataillent sur le trottoir en dessous de ma chambre !

En réalité, je ne pense pas que je me sente reclus, ni malheureux. Je me sens plutôt différent. Ce véritable marquage imprimé dès mon enfance fera que je ne serai jamais tout à fait sociable, préférant toujours l'intimité au groupe, l'isolement à la foule.

Non, je ne suis nullement envieux. Je trouve chez ma mère toute la tendresse que je peux souhaiter. J’éprouve un ineffable bonheur lorsqu'elle me prend dans ses bras et qu’elle m'embrasse. Je fais l'impossible pour lui être agréable: moudre le café, balayer l'escalier. Je veux mériter la seule récompense qui m'importe: ses baisers.

Pour moi, le bonheur absolu est de me réfugier contre elle, de me rouler en boule sur ses genoux, un bras passé autour de son cou, et, de mon autre main, lui caresser le lobe de l'oreille.

Mais, ma mère, malgré toutes ses perfections à mes yeux, a, je dois l’avouer, quelques travers. Ainsi, elle est plutôt peureuse : elle craint la venue de la nuit, l'inconnu. Elle redoute les voleurs:

-« Maurice, tu entends ces bruits dans le grenier? Ferme bien vite les verrous! »

Et nous nous serrons, anxieux et attentifs, l'un contre l'autre, pour nous rassurer.

Quand il y a de l'orage, elle est terrorisée. Nous fermons hermétiquement portes, fenêtres et volets. Ensuite, nous nous réfugions, tous les deux, dans le lit, sous l'édredon! Le duvet a - selon elle -, la propriété d'éloigner la foudre... Chaque fois que gronde le tonnerre, que la foudre claque, je sens son corps tressaillir contre moi. Elle ne tarde pas ainsi à me communiquer ses habitudes de frayeur !

Mon père, lui, n'a aucune de ces faiblesses. Il les méprise. Quand il est là, les soirs d'orage, il m'entraîne près de la fenêtre, pour me montrer la splendeur instantanée de l'éclair dans la nuit, qui, une fraction de seconde, révèle un paysage pétrifié dans une lumière froide. Il tente de me faire résister à l'effrayant roulement du tonnerre. En vain. Je préfère trembler, en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles.

Son maintien et sa façon de se vêtir sont toujours impeccables et très personnels. Aussi loin que je me souvienne, je l'ai toujours vu porter le même style de costume, taillé sur mesures: veste noire, pantalon gris "fantaisie", et chapeau foncé. Ainsi vêtu, sa distinction émerveille le petit garçon que je suis: il est à mes yeux, le plus beau des pères et, lorsque tout va bien avec ma mère, il est un vrai soleil resplendissant!

J'en suis immensément fier.

Je garde le souvenir très vivant de sa façon de me tenir la main. Son étreinte est à la fois énergique et douce. Elle me donne un sentiment de parfaite sécurité et d'orgueil. Lorsque, de ses bras vigoureux, d'un élan, il me soulève de terre pour me prendre contre lui, je suis transporté de bonheur.

Ces moments me sont d'autant plus précieux qu'ils sont rares, car il oublie alors la réserve qu'il s'impose habituellement. Il se reprend toujours très vite. On lui a sans doute enseigné, au Grand Séminaire de Tours, à maîtriser les élans du coeur et les manifestations d'affection. Ce sont des signes de faiblesse qu'il faut « dominer ». C’est du moins ainsi que j’explique son attitude d'apparente insensibilité, d'impassibilité, à la limite de la froideur.

Il lui arrive pourtant d'être naturel, de se laisser aller à des jeux, à des rires. Il chahute même, parfois, avec ma mère. Leurs éclats de rire illuminent alors la maison, et leurs visages rayonnent de bonheur!

Il chante aussi. Ce sont toujours des airs anciens, jamais modernes, ni légers ou à la mode:

-"Il pleut, il pleut, Bergère...

-"Frère Jacques, frère Jacques, dormez-vous?

-"Il court, il court,

Le furet, le furet du bois joli !…

-« J'ai du bon tabac, dans ma tabatière...

Et très souvent, des marches militaires :

-"It's a long way, to Tipperary…

-"La Madelon, viens nous servir à boire...

-"Le Régiment de Sambre et Meuse…

Il chante aussi des chansons de son pays natal:

-"Au pays du Berry,

Quand une fillette,

Prend un épouseux, oui da...

-"Y'a un nid dans le poirier,

J'entends la pie qui chante...

Quelquefois, il me met à califourchon sur ses genoux, imitant la cadence d’un cheval:

-"A cheval gendarmes, les petits bourguignons,

Partons en campagne, nos chevaux y sont ...

Au pas, au trot, au galop...

J'étouffe alors de rire !

Quand il est de très bonne humeur, nous jouons à celui qui ne cède pas au rire, en se tenant par le menton, et en prononçant :

-« Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette,

Le premier qui rira, aura une tapette,

Pette… pette... pette...

Je perds toujours, et pour mon plus grand plaisir !

Quand ma mère fait ma toilette complète dans la cuisine, avec une éponge, elle m'essuie soigneusement, puis m'allonge sur le lit. Alors mon père, avec ses doigts, imite une course rapide, depuis mes pieds jusqu'à mon cou en disant :

-« La petite souris qui monte, qui monte, qui monte... » Ce qui déclenche chez moi des fous rires de ravissement ! Je crie :

-« Encore, encore!

Et puis, tout d'un coup, il se reprend, cesse les jeux, retrouve son sérieux. Sans doute, pour lui, il importe avant toute chose, qu'il soit digne et respectable, sans faiblesses banales.

Les dimanches sont pour moi des jours, souvent, particulièrement monotones. Hiver comme été, mes parents assistent le matin à la messe de communion de sept heures, puis à la grand-messe de dix heures. Ce qui nous fait parcourir, par tous les temps, deux trajets de six kilomètres pour aller et revenir de l’église d'Athis-Mons.

Ma mère, en partant, laisse mijoter le pot-au-feu, sur le coin de la cuisinière. C'est le traditionnel repas dominical. C’est aussi mon plus mauvais repas: le bouillon au vermicelle, la viande filandreuse impossible à déglutir, les légumes trop cuits, les poireaux ligaturés de fil à coudre!

Avec les restes du pot-au-feu, le lundi, ma mère fait, soit l'affreux "mironton" assaisonné de cornichons au vinaigre coupés en fines tranches, soit d'excellentes boulettes persillées et aillées, accompagnées de sauce tomate : un régal!

Chaque jour de la semaine a son menu : le mardi, rôti de porc dans "l'échine"; mercredi, porc froid moutarde; jeudi, beefsteak de cheval parce qu’il est moins cher que le bœuf; vendredi, morue dessalée depuis la veille, malodorante, compacte et sèche; samedi, croquettes de morue au gratin.

Et l'après-midi du dimanche, nous retournons aux vêpres. Pour moi, cet office n'en finit pas. Il est suivi de l’office du "Salut" et d'une dizaine de "Je vous salue Marie". Quand, enfin, nous rentrons de l’église, vers six heures, nous terminons cette journée sainte dans une atmosphère imprégnée de recueillement et de piété.

Car il faut mériter le ciel et éviter l'enfer! Il est indispensable de fuir tout ce qui représente une tentation et surtout une occasion du péché. Pour moi, cela commence par la fréquentation des jeunes enfants de mon âge : certains pourraient me dévoyer!

Pourtant, ce qui se passe dehors me passionne. Je me dresse souvent contre les barreaux de la fenêtre de la cuisine . Elle ouvre justement sur un haut lieu de perdition: le lavoir municipal! Je cherche à voir les hardies commères qui l'emplissent de leur vacarme, cris et grands coups de battoir. C’est un lieu bruyant, où elles viennent laver leur linge sale en public.

A entendre ce qu'elles se racontent, on devine que ce n'est pas la crème de la société que j'ai là sous mes yeux! Leurs propos sont aussi vigoureux et drus que leurs ragots sont étranges et mystérieux. Elles viennent fréquemment accompagnées de leurs plus jeunes marmots, ceux qui, comme moi, sont encore trop jeunes pour fréquenter l'école enfantine.

Comme ils sont différents! Rieurs, bagarreurs, braillards, ils courent en tous sens, se poursuivent en criant, débordent de vitalité. Derrière mes barreaux, j'observe leurs jeux, étonné de leur entrain, de leur liberté. J'avoue que je les envie beaucoup, et que, si je le pouvais, je me joindrais à eux.

Mais, c'est interdit !

Mon père m'a appris, depuis peu, que pendant tous les instants du jour et de la nuit, je suis sous surveillance! Il me l'a expliqué:

-"Dieu voit tout ce que tu fais! Rien ne lui échappe, de tes pensées, de tes actions et de tes intentions les plus secrètes.

De plus, je sais maintenant que je suis constamment accompagné par deux petits personnages invisibles. A ma gauche, un méchant petit diable vert, laid, cornu, avec des oreilles pointues et une longue queue, tente de m'inspirer pour s’en réjouir, toutes les "malices" ou les "mauvaises actions " possibles. A ma droite, rose et gracieux, un bon petit ange aux ailes blanches, me protége du mauvais petit diable vert. Il me conseille et me guide afin que je ne fasse jamais de peine au Bon Dieu.

La puérilité d'une telle invisible compagnie bicéphale, fera sans doute sourire mes petits-enfants, plus avertis et plus réalistes que je ne le fus. Je peux leur assurer que moi, à leur âge, j'y croyais "dur comme fer", aussi sûrement que la porte avec sa serrure nous protège des dangers extérieurs, ou que le feu de la cuisinière réchauffe, mais peut aussi nous brûler la main !

Bien mieux : j'y crus longtemps, au-delà de la communion solennelle que nous faisions à onze ans.

Vers mes douze ans j'ai peu à peu perdu la conscience de la présence de mon ange gardien. Mais, mon petit diable vert, lui, ne m'a pas quitté, et en fait il ne me quittera jamais. Il grandira avec moi et m'accompagnera durant toute ma vie, témoin goguenard, et sarcastique de mes étranges comportements. Il a ponctué d'une gesticulation ou d'une grimace appropriée, les situations douteuses, ambiguës, ridicules ou peu glorieuses, dans lesquelles je me suis si souvent empêtré. Avec la sagesse inévitable de l'âge, la progressive éclipse des excitantes tentations, il disparaîtra dans le brouillard mélancolique de la résignation.

Le 34 rue de la Montagne.

Le 34 rue de la Montagne.

Vue sur le « lavoir » , du 34.

Vue sur le « lavoir » , du 34.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:28:01.
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