En dépit de mon échec au Brevet Élémentaire, contre toute logique et sans que je l’ai mérité, un beau jour, mon père m’annonce cette chose incroyable :
-"Maurice, je t'ai acheté un vélo ! Il te sera livré sous quelques jours...
Inconstance de mes sentiments ordinairement teintés d'hostilité envers lui en raison du fait qu'il faisait si souvent pleurer les beaux yeux de ma mère, cette nouvelle inversa mes sentiments : Je suis submergé par une vague de reconnaissance envers lui ! Ce sera le temps d’une superbe période d'harmonie "père - fils".
Combien j'avais souvent fondu de concupiscence devant les vélos de mes camarades, notamment ceux de mes amis de Saint Charles, avec guidon de course pour ceux de Nicolas et Jean, ou guidon plat mais pneus "ballons" grand tourisme, pour Roger !
A la suite de cette information, je sombrais dans un univers de rêves...
Et d'interrogations ! Comment serait mon vélo ? Mon père n’avait rien précisé. Celui avec guidon de course correspondait le plus à mes vœux, guidon immortalisé par les géants du Tour de France : Je me voyais parfaitement le dos arrondi, tête basse, fonçant sur les routes, arc-bouté sur les pédales…
Le guidon de celui de Roger était moins sportif, mais les pneus "ballons" avaient pour eux le confort du roulement sur les pavés qui étaient le revêtement habituel des routes à cette époque.
Je serai fort déçu...
Mon père avait choisi pour moi le style "hollandais"… Décidément, après celui de la salle à manger voici que j'hérite du type de vélo de ce plat pays ! Lourde machine au guidon relevé en « cornes de vache », qui permettait à nos voisins du Nord de se déplacer pratiquement assis verticalement sur la selle en costume de ville et chapeau, et même s'il le fallait, de tenir d'une main un parapluie ! De plus, il était équipé d’originaux freins anglais à tringles chromées.
Très certainement, je fus de ma classe, le seul garçon à posséder un tel engin pour sexagénaire endimanché! D’autant que, suprême disgrâce, il était équipé de petites roues de 650 mm comme pour les vélos de femmes ! Bien sûr, c'était mieux que rien. Et son coté "inusable", vanté par mon père, et l'assurance que sa robustesse me permettrait de le conserver jusqu'au service militaire, ne compensaient pas ma déception.
De plus, le risque de l'accueil "rigolard" de mes camarades lorsque j'apparaîtrai perché sur cette étrange machine, ne me rassurait pas. Au demeurant, ce vélo avait coûté plus cher à l'achat qu'un autre « qui ne tiendrait pas trois ans » selon mon père, et dont le suprême argument était :
- "J'ai eu le même pendant la guerre !
Faute de mieux, je m'en accommoderai... Inventant une position, mains en dessous du milieu du guidon, qui me permettait de baisser la tête pour mieux peser sur les pédales, mais il y avait alors un problème lors d’un freinage urgent, en raison de l’éloignement des poignées de frein, ce qui me vaudra de nombreuses chutes.
Pourtant, grâce à cet engin archaïque, je découvris un nouveau bonheur, extraordinaire, celui de l'espace, du vagabondage dans la nature, de la possibilité de longues randonnées. L'amorce de mon goût pour les voyages et de la découverte de paysages nouveaux.
Désormais, en compagnie de mes trois camarades, tous les jeudis, nantis d'un sac contenant sandwichs et bidon rempli d'eau, nous parcourions la riante campagne de l'Ile-de-France, à raison de 80 à 120 kilomètres par sortie ! Distances déjà importantes, parcourues le plus naturellement et le plus facilement du monde, à la force des jarrets
Chers petits enfants, motorisés dès l'enfance, que l'on dépose et reprend devant l'école, quatre fois par jour, plantés devant la télévision pendant des heures en se régalant de pop-corn et de coca-cola, vous ne savez pas ce que vous avez perdu !
L’ivresse du visage giflé par le vent ronflant dans les oreilles au cours des descentes. Les stimulants changements de température au cours d'une journée, depuis le pincement de la fraîcheur du matin et du soir, au chaud soleil du midi dardant ses rayons sur le dos et la nuque. L'action énergique du corps dans les côtes, dressé sur les pédales, respiration haletante, suivi de la récompense du sommet. La soudaine facilité des jambes sur le plat et dans les descentes, en même temps que les yeux découvrent un autre paysage. Joies et émerveillements sanctifiés par la saine fatigue physique.
Possibilité de savourer à vitesse humaine, identique à celle du cheval au trot, les paysages variés de la campagne, des villages, des forêts. De pouvoir à loisir, regarder devant soi, à droite à gauche. Remarquant un tilleul au feuillage doré, une ligne de peupliers frissonnants, l'ombre épaisse des platanes aux troncs ocellés, le patchwork des champs du haut d'une côte, les fleurs sauvages des fossés.
Humant toutes les odeurs saisonnières respirées à pleins poumons : Lilas, herbes coupées, foins séchés, parfums des sureaux et troènes. Découvrant les bruits du vent, de la pluie, le chant des oiseaux, le marteau sur l'enclume, le fracas et les longs sifflements d'un train.
Inoubliables courses ! Nous rentrions, le soir, recrus de fatigue, heureux et contents de nous, et apaisés.
Apaisé ! Ce fut pour moi une constatation très d’importante. En effet, au cours des mois qui se succèdent, saison après saison, ma "maladie" qui avait justifié la visite chez le Docteur Kervilly, n'avait cessé d'empirer, de plus en plus impérieuse, troublant mes journées et mes nuits. J'y avais bien trouvé un remède secret auquel je recourais pour retrouver la paix, mais celui-ci me donnait très mauvaise conscience car il était, d'après le livre rose, aussi honteux que dommageable.
A ce sujet, il peut sembler étonnant qu'ayant de si bons camarades avec lesquels j'étais lié par une si sincère et si profonde amitié, ce problème - qui devait nous être commun -, n’ait jamais été abordé... C'était le résultat de notre trop bonne éducation, et de notre éducation religieuse : Il y avait des sujets que l'on n’aborde pas, dont on ne parle jamais.
C'était ainsi ! De plus, notre formation catholique amplifiait cette notion de tabou par l'introduction de l'ombre du péché de luxure. Les seuls aveux en étaient faits en confession, discrètement sollicités dans la pénombre du confessionnal par un inquisiteur sans visage, aveux pénibles, sanctionnés par un :
-"Ne péchez plus mon fils. Vous réciterez pour votre pénitence : Trois Pater et trois Ave.
Donc, je remarquais qu'au retour de ces chevauchées de huit à dix heures, "ma maladie" avait moins d'exigences, était davantage maîtrisable. De plus, les soirées qui suivaient l'effort étaient merveilleusement sereines. J'étais de bonne humeur, content de moi et des autres. Facilement, je faisais mes devoirs, apprenais mes leçons. Disponible, optimiste, bien dans ma peau, ayant oublié l’handicap de ce que je croyais être une disgrâce. Grâce à l'effort physique, je venais de trouver un nouveau remède à ma maladie et à toutes mes mélancolies.
Désormais, au plus fort de mes accès de fièvre ou de dépression, j'y aurai régulièrement recours, et cela deviendra une véritable hygiène de vie. Une discipline qui me permettra d'équilibrer mes excès d'ardeur et mon psychisme fragile.
En fait, héréditairement, nous sommes presque tous les fils de centaines de générations de paysans qui nous ont précédés sur cette terre, lesquels trimaient de l'aube au couchant.
Nos corps ont été conçus, au fil des siècles, pour cet intense effort physique. Devenus citadins, en raison des progrès et du confort, nous risquons de devenir de véritables infirmes potentiels. C'est ainsi du moins que je m'expliquais les vertus, et la récompense ressentie, après une journée d'efforts.
A partir de cette époque, je ressentirais toujours le besoin et le goût de fatiguer durement mon corps. L'exercice physique intense sera une constante discipline de ma vie. Une véritable philosophie.
Mon père, lors d’une promenade au camp d’avions, d’Orly, vers 1932.