Racines

A LA GLOIRE DE MON PERE.

L'histoire de la guerre de mon père se confond avec celle de son régiment, le 125ème régiment d'infanterie de Poitiers, qui participera à toutes les grandes batailles, depuis le mois d'août 1914, jusqu'au 11 novembre 1918.


Historiquement, ce régiment avait été créé lors de la «levée en masse » de 1789, et son titre de gloire le plus éclatant avait eu lieu lors de la désastreuse retraite de Russie de Napoléon : Pendant 4 jours, du 26 au 29 novembre 1812, il se sacrifiera pour permettre le passage de la Bérézina à la Grande Armée en retraite, pendant les rigueurs atroces de l'hiver russe !


Le 3 août 1914, après une dernière présentation d'armes sur la Grande Place de Poitiers, c'est le grand départ des mille deux cents hommes de troupe et de sa cinquantaine d'officiers du 125ième R. I., vers la frontière de l'Est.

Parmi les sous-officiers, il y a un jeune sergent de vingt-quatre ans, au regard assuré et aux fières moustaches : Fernand Nonet, prêt - ainsi que tous ses compagnons d'arme - à donner sa vie pour la patrie.

Dans la poche intérieure de sa veste de combat, il a soigneusement rangé une minuscule statue de la Vierge, en aluminium blanc, que lui a remis le Supérieur du Séminaire de Tours lorsqu'il lui avait rendu une dernière visite d'adieu. En lui donnant l'accolade et sa bénédiction, celui-ci lui avait recommandé de ne jamais s'en séparer, car elle saurait le protéger de tous les dangers.


A ce point de mon récit je précise que l'essentiel des faits que je vais maintenant rapporter, proviennent des récits de la guerre de mon père, pieusement retenus. Récit de ses batailles livrées tout au long de ces quatre années de malheurs et de souffrances, car il avait une mémoire des faits et des dates exceptionnelle. De plus, c'était un narrateur extraordinaire ! Quoi d'étonnant à ce que ma jeune mémoire d'enfant émerveillé, les ait alors si parfaitement enregistrés ?

Il me suffit de laisser parler mes souvenirs pour que revivent les épopées qui m'avaient le plus impressionné. De ce fait, elles ont surtout une valeur anecdotique.

Par contre, j'ai réussi à me procurer ultérieurement l'historique exact du parcours de son régiment - ce qui m'a permis de préciser notamment les dates et certains lieux - aux archives militaires de Poitiers, lequel corrobore d'ailleurs ces récits : Je le joins en annexe à la fin de ce volume.


Le premier des récits de mon père a pour cadre la Flandre Belge inondée...

Les armées allemandes se ruaient alors vers la mer, afin d'isoler le contingent anglais qui tenait le secteur. Les Belges avaient rompu les digues de l'Yser, inondant toute cette province. Le 125ème RI y fut engagé de fin octobre 1914 à fin mars 1915.

Ce fut une atroce tuerie sous la pluie, dans l'eau et la boue, dans le froid. Odieux : Il fallait s'enterrer pour se protéger des mitrailleuses et des bombardements, mais au deuxième coup de pelle, l'eau apparaissait ! Pour ne pas être tué, il fallait rester accroupi avec de l'eau jusqu'à la ceinture... Impossible d'élever des remblais, des fascines, la pluie dissolvait la terre... Les convois, les chevaux, l'artillerie s'enlisaient...

Le 125ème R.I. fut affecté, mi-novembre 1914, à la défense de Poëlkapel (ville également remarquable car elle fut le lieu où, après un dernier combat aérien en 1917, disparut Georges Guynemer, «l'as» de la chasse française, le héros légendaire aux cinquante-quatre victoires...), six kilomètres en avant et à l'est d'Ypres que défendaient pied à pied les fusiliers marins de l'Amiral Ronarc'h.

Ce sera - si un choix dans l'horrible était possible - la plus désespérante et éprouvante des batailles que mon père connut en raison de l'humidité et du froid... Il était impossible de dormir, de manger chaud. Et il fallait ajouter à cela la longueur des nuits de guet sous un ciel de déluge.

Il faillit même trouver la mort en ces lieux : Un obus de 77 mm. autrichien tomba entre ses pieds ! Miracle, peut-être parce que la terre s'était transformée en boue, « il » n'éclata pas !

D'autant plus horrible qu'avec ses compagnons de combat, il fut surpris - un jour où exceptionnellement le vent ne soufflait pas de l'ouest mais au contraire de l'est -, de voir venir vers eux, venant des lignes allemandes, un brouillard verdâtre inhabituel... Lorsqu'ils en furent enveloppés, ils furent pris à la gorge par une suffocation atroce et une toux inextinguible...

Il s'agissait de la première attaque par les gaz asphyxiants ! Le gaz utilisé était le chlore. Les unités françaises, complètement surprises, étaient dépourvues de masques. Les Allemands, parfaitement équipés, devaient ensuite passer à l'attaque. Dieu merci, dans les minutes qui suivirent, une saute de vent à 180° - fréquente en plat pays flamand - retourna vers l'envoyeur la nappe délétère !

Mon père se souvenait aussi qu'à la même époque l'ennemi utilisa une nouvelle arme : La grenade à manche de bois qui permettait au lanceur d'atteindre une longue distance...

Il connut aussi l'épouvante causée par un autre nouvel instrument d'attaque redoutable : Certaines sections allemandes étaient dotées d'hommes ressemblant à des vignerons pendant les travaux de sulfatage des vignes : Ils portaient un réservoir dans le dos relié à une sorte de lance dirigée vers l'avant, qui projetait par intermittence des jets enflammés qui incendiaient nos malheureux soldats ! Il s'agissait des premiers lance-flammes.


Une autre anecdote, plaisante cette fois, s'était déroulée dans ce même secteur du front.

Le Commandant Baffet avait convié mon père à une réception offerte par une escadrille d'aviateurs... Il avait alors vivement sympathisé avec l'un d'eux, et il se trouva invité à un baptême de l'air...

Un baptême de l'air en 1914, ce n'était pas une banalité comme aujourd'hui ! Très excité, mon père se présenta à l'heure dite au lieu de rendez-vous : Une vaste prairie avec quelques baraquements.

Une petite photo «sépia», de 40 x 40, (malheureusement égarée dans un déménagement) avait enregistré l'événement. On pouvait y voir trois personnages : Le pilote, un grand gaillard rieur aux larges épaules avec un casque et de grosses lunettes de motocycliste sur les yeux, une autre silhouette très svelte, et mon père, ainsi que l'avion, un grand biplan Farman aux deux ailes entoilées.

Ils avaient décollé après une longue course cahotante dans l'herbe, moteur à plein régime, dans le vacarme des échappements libres. Puis, lentement, ils avaient quitté le sol. Assis dans cette sorte de baquet, le haut du corps à l'air libre, le visage fouetté par le vent, mon père regardait émerveillé se développer sous lui l'étendue du paysage au fur et à mesure que l'appareil prenait de l'altitude. Il était fasciné : Il tutoyait les nuages !

Il fut tiré de sa rêverie par les cris du pilote qui hurlait à pleins poumons dans le bruit du moteur et le sifflement du vent :

-«Cramponnez-vous de toutes vos forces ! »

Alors tout l'horizon bascula... Soudain, sous lui, le sol avait disparu ! Ensuite, dans un plongeon vertigineux et à une vitesse folle, l'appareil reprit son vol normal. Il venait de faire un looping dans toutes les règles de l'art ! Suivirent quelques autres figures : « le piqué et sa ressource », « la feuille morte »... Mon père était mort de peur, tandis que le pilote, se retournant sur lui, riait aux éclats !

Après l'atterrissage, mon père avait eu envie d'embrasser l'herbe !

Derrière la petite photo sépia, il y avait une date, et deux noms : Guynemer, et Georges Carpentier, le célèbre aviateur et le champion du monde de boxe...


Le 125ème R.I., dans la seconde partie du mois d'avril 1915, sera ensuite envoyé sur un autre secteur du front où les Allemands étaient particulièrement entreprenants : L'Artois, au pied des collines de Lorette et Vimy. Nos ennemis y occupaient la ligne de crêtes et s'étaient puissamment retranchés. Le 125ième était en position face à Lens, Liévin et Calonne.

Désormais, les français portent une nouvelle tenue, bleu horizon, moins voyante que les pantalons rouges des premiers mois de la guerre.

Des prisonniers, capturés lors de patrouilles, leur apprennent que le régiment de leurs adversaires fait partie d'une division germano-polonaise.

C'est la première fois que mon père a affaire à un tel adversaire. A l'occasion d'un coup de main à la baïonnette, il a pu constater que si ces soldats n'étaient pas d'authentiques sujets de l'empereur Guillaume II, ils défendaient néanmoins chèrement leur vie !

En Artois, mon père découvrit une autre forme de guerre : Les tranchées. Pour se protéger de la mitraille il fallait s'enterrer profondément dans l'argile qui se diluait en un véritable mortier sous la pluie et la neige. Lorsque ce mélange séchait, capote et pantalon étaient transformés en bloc de pierre qu'il fallait casser au marteau !

Il fit la connaissance des rats qui pullulaient : Entre les lignes, les cadavres qu'on ne pouvait évacuer - combattants fraternellement mêlés dans une même mort - les attiraient... Compagnons familiers de la nuit, ils venaient reconnaître de leur souffle : zwinf - zwinf - zwinf, s'il s'agissait de vivants ou de morts, réveillant ainsi en sursaut les premiers, horrifiés et écoeurés !

Attaques et contre-attaques locales pour quelques centaines de mètres de terrain, coûteuses en vies humaines, se succédaient...

Mon père me racontera qu'au cours de l'une d'elle, alors qu'il se trouvait accroupi dans un trou d'obus pour se protéger des tirs de mitrailleuses, son fusil «Lebel» chargé dressé entre ses genoux, il vit soudain surgir un grand diable d'officier ennemi, hurlant et prêt à abattre sur lui son sabre relevé ! Il n'eut que le loisir de lâcher son coup de fusil, crosse en terre, constatant, de visu, à quelques dizaines de centimètres de lui, qu'il venait de donner la mort !

Et ce furent des jours et des jours, des nuits et des nuits de lutte contre le froid de l'hiver, la pluie, la neige... Les soldats étaient immobilisés aux postes de guet dans l'humidité du vent d'ouest, emmitouflés de couvertures, nerfs tendus par l'écoute attentive du sol lorsque l'artillerie suspendait ses tirs...

Car l'ennemi venait d'inventer, une fois de plus, une nouvelle forme de guerre : la guerre des mines !

En effet, utilisant une main-d'oeuvre provenant des houillères toutes proches, il faisait creuser sous les positions françaises des galeries qui, bourrées de tonnes de dynamite, explosaient et creusaient des cratères de plus de cent mètres de diamètre, dans des éruptions de terre apocalyptiques !


Puis ce fut, en 1916, la fantastique bataille de Verdun !

Verdun ! Deux syllabes, aux sonorités tragiques :

« ver » - « dun »

comme le départ aigu du coup de canon et l'éclatement sourd de l'obus !

Ces deux syllabes vont s'inscrire en lettres de sang et de feu dans la mythologie de l'histoire de la France et de l'Allemagne! (cf. annexe)

Parmi toutes les divisions et régiments rameutés dans ce secteur crucial du front, il y aura, bien sûr, le 125ème R.I. !

Grâce aux récits de mon père, la légende de Verdun s'inscrira durablement dans ma mémoire dès mon enfance. Je peux laisser courir ma plume pendant des pages, pour relater tous ses combats dans ce secteur, toutes ses souffrances ! D'autant plus parfaitement qu'à cette époque mon attention et ma mémoire n'étaient distraites par aucune autre occupation pendant les soirées : Chez mes parents, il n'y avait pas de radio, et nous n'allions jamais au cinéma !

Ayant donc prononcé le mot «Verdun», je n'ai donc aucune peine à me souvenir de ses descriptions qui évoquaient l'intensité, l'horreur des combats. Certaines scènes particulières surgissent à ma mémoire... J'entends même le son de sa voix évoquant cet enfer, cette boucherie ! Littéralement, à cette minute, je le revis tel qu'il était alors, à l'âge de trente cinq - quarante ans...

-« ...l'épouvantable odeur qui régnait entre les tranchées, provenant des cadavres que l'on n'avait pu relever. Le vol des corbeaux, innombrables...

-« La multitude des cris suraigus de tous les blessés et mourants tombés entre les lignes, combattants morts à certains endroits particulièrement disputés si nombreux, que parfois il y en avait autant que de la terre, si bien que l'explosion des obus projetait dans l'espace des débris humains : jambes, mains, têtes, que l'on pouvait suivre des yeux...

-« Et l'abondance infecte de mouches, dès les premières chaleurs, mouches qui recouvrent tout...

« Au point que certains jours, le dégoût est tel, qu'il est impossible d'avaler une quelconque nourriture. C'est alors le recours à la gourde de vin, ou à la «gniole» (eau de vie ou rhum), pour se nourrir et aussi retrouver un peu de courage. Ou encore pour lutter contre la soif intense quand l'eau fait défaut, ou les jours d'attaque ou de contre-attaque pour quelques trous d'obus, pour se donner du courage, dans un décor lunaire, alors que l'on est isolé dans la bataille...


Combien alors j'admirais cet homme merveilleux, glorieux, qui avait tant souffert : Mon père bien aimé ! J'en rêvais ! Ou plus exactement je connaissais des nuits de cauchemars tant j'étais imprégné de l'horreur de la guerre, ainsi qu'il l'avait souhaité...

Verdun ! Lorsque le régiment de mon père est jetée dans la fournaise, fin avril 1916, entre le Mort Homme (un nom de lieu prédestiné), et la côte 304, il est impossible de reculer davantage tant l'offensive allemande a progressé : Tous les forts, Vaux, Douaumont, Souville, réputés inexpugnables, sont tombés. L'offensive Allemande semble irrésistible ! Restait, ultime défense, cette ligne de côtes en avant de Verdun.

Le "Mort Homme"!

Pour le 125ème - dont les effectifs ont été reconstitués par l'incorporation de très jeunes recrues de dix-huit et dix-neuf ans, enthousiastes mais totalement inexpérimentées - ce sera l'antichambre de l'enfer !

Ils étaient terrés dans des trous d'obus pendant l'avalanche des bombardements. Le fracas assourdissant du tonnerre de milliers d'explosions transformait le sol en cratères de volcans en éruption. Ils étaient asphyxiés par une fumée où se mêlaient l'odeur fétide des cadavres et celle, âcre et acide à la fois, des tonnes d'explosifs, quand ce n'était pas celle, suffocante et mortelle, des gaz vésicants !

Lorsque l'enfer de l'artillerie s'éteignait subitement, qu'un silence de résurrection s'établissait, soudain succédait comme le bruit puissant de la mer, le hurlement sauvage de milliers de voix criant la mort. C'était la clameur terrifiante du déchaînement de l'attaque de l'infanterie allemande fonçant en bataillons compacts, ordonnés en carrés de cent hommes, flanqués de leurs officiers pistolet au poing !

Et pourtant, la rage de vivre, la rage de vaincre, transcenderont les hommes du 125ème face à ce déferlement. Fusils, mitrailleuses, miraculeusement sauvés des déluges d'acier, déclenchent un feu nourri contre les assaillants, médusés de trouver encore des survivants après un tel bombardement qui n'a pas épargné un décimètre carré de terrain !

Jets de grenades. Engagement à la baïonnette. Corps à corps sauvages dans des hurlements de bêtes féroces ! La "furia" des soldats du Poitou arrêtera une fois encore la ruée des régiments germaniques !


"La Côte 304" !

La défense de cette position, ligne de collines qui doit son nom historique à ses 304 mètres d'altitude indiqués sur la carte d'Etat-Major, sera un autre haut lieu de gloire du 125ème...

Un modeste monument y a été érigé en souvenir de cette fantastique bataille. Je m'y suis rendu plusieurs fois au cours de ma vie pour communier par la pensée avec le souvenir du jeune sous-lieutenant qui en fut l'un des héros : Mon père !

La végétation y a repris ses droits, mais le lieu a gardé sa majesté, son mystère, sa grandeur. Peut-être que mes petits enfants et arrières petits enfants, s'ils me lisent un jour, éprouveront le besoin d'y aller faire un pieux pèlerinage, et de déposer quelques fleurs en ces lieux où leur si proche ancêtre a tant souffert !


Alors que je m'apprête poursuivre le récit de la guerre de mon père, je constate que je vais une fois de plus employer les mêmes mots pour décrire l'horreur d'autres combats... Répétition peut être lassante pour un lecteur agréablement installé, cent ans plus tard, dans un fauteuil confortable, tandis qu'il entend en sourdine, la 9ème symphonie de Bethoven ou le commentaire de l'exploration de Mars et Vénus par une sonde habitée...

Et pourtant, en effet, à chaque combat c'est la même horreur : Tendre le dos en espérant être épargné par le prochain obus comme on l'a été par le précédent, dix fois, vingt fois par minute, pendant d'interminables heures, puis, ressusciter d'entre les morts pour faire face à la furie de l'attaque ennemie, pour se défendre, puis pour attaquer. Il faut tuer pour ne pas l'être, en hurlant de rage et de terreur !

Odieux et sublime !

Je me souviens de cette scène vécue par mon père lors d'un affrontement, récit qui me provoqua une nuit de cauchemars...

Au cours d'un combat à la baïonnette avec un adversaire allemand, dans une folle furie, il avait enfoncé la sienne dans le corps d'un ennemi avec une violence inouïe, avec un "han" de bûcheron hurlé à pleins poumons ! Ensuite, pour retirer son arme dont la pointe s'était profondément incrustée dans la colonne vertébrale de sa victime, il avait dû monter sur le cadavre et s'arc-bouter de toutes ses forces pour la dégager !

Oui, odieux et sublime à la fois...

A propos de la bataille de la côte 304, j'ai retrouvé un texte publié dans les mémoires de guerre d'un officier du 125ème R.I. - devenu un brillant avocat et resté un ami intime de mon père -Maître Léonce Malécot.

-« ... démoralisés par les bombardements, on entend certains hommes souhaiter être faits prisonniers, tandis que d'autres attaquent en chantant "La Marseillaise" !

« Soudain, c'est l'offensive ennemie! Les boches sont à deux cent cinquante mètres. Ils avancent. Aussitôt, tous sortent hors des tranchées et se mettent à tirer comme des démons. Quand toutes les balles sont tirées, on prend celles des morts et des blessés. Les fusils brûlent, canon rougi. Il faut en changer !

Les Allemands sont arrêtés, la plupart abattus, les autres doivent se terrer dans les trous d'obus.

Une demi-heure plus tard, les "boches" reprennent leur attaque, dépassent les positions tenues par le 3ème bataillon (celui de mon père) qui semble fait prisonnier, et parviennent à soixante mètres du poste de commandement où se tient le Colonel Oudry.

« Celui-ci arme son revolver, tire son épée, et ordonne la contre-attaque avec tous les hommes disponibles. Il dégage alors le 3ème bataillon qui a failli être capturé par l'ennemi !

« Enhardi par ce succès, tout le régiment se porte en avant et rejette les assaillants...

« La "côte 304" est restée entre nos mains !

(cf annexe La bataille de la côte 304).


Après l'enfer de Verdun, le 125ème R.I. participe à l'offensive de Champagne, dans le secteur de « la Ferme Navarin », à Tahure. Ce fut à cet endroit que mon père vécut la plus atroce des attaques par les gaz chlorés !

Les Allemands avaient installé à l'arrière une usine de gaz asphyxiants. Les nôtres avaient reçu une protection individuelle qui consistait en un tampon imbibé de liquide que des caoutchoucs maintenaient sur le visage devant le nez et la bouche.

Un matin, aux avant-postes, mon père fut surpris par le bruit de centaines de jets de vapeur. En face, un bas nuage verdâtre poussé par le vent, de deux à trois mètres de haut, se déplaçait vers les lignes françaises, provoquant d'épouvantables suffocations, une toux sifflante.

Le cuivre des douilles de cartouches devient vert, l'acier des fusils se ternit, les poignées des baïonnettes se décomposent. Partout on voit des rats crevés, une goutte de sang à la pointe du museau. Dans les ravins, des centaines de soldats sont morts, membres crispés, visages convulsés. D'autres sont noyés dans les ruisseaux, yeux exorbités, le sang sortant par la bouche, le nez et les oreilles.

Lorsqu'il me faisait ce récit, le visage de mon père exprimait encore l'horreur absolue !


Plus tard, en 1917, le 125ème fut impliqué dans la bataille de l'Aisne, dans la sinistre affaire du "Chemin des Dames"

Au cours de cette désastreuse offensive, le commandement français du général Nivelle enverra nos divisions à l'assaut, dans une région vallonnée, nue comme la main, truffée d'excavations d'anciennes carrières transformées en autant de redoutes fortifiées, sans véritable étude du terrain ni préparation d'artillerie suffisante.

Au "Chemin des Dames", lors de l'attaque du régiment de mon père, les Allemands camouflés dans ces cavernes laissèrent passer les vagues d'assaut françaises qui se heurtèrent, quelques kilomètres en avant, à de formidables retranchements que l'artillerie n'avait pas nivelés en raison de leur éloignement.

Ils y furent bloqués nets, obligés de se terrer, subissant le déchaînement de l'artillerie allemande. Puis survint le choc de la contre-attaque ennemie, alors qu'ils étaient épuisés, décimés, et à court de munitions. Ce sera un massacre ! Puis la retraite.

Ils furent alors pris entre deux feux ! Les "boches", camouflés dans les cavernes dépassées précédemment, avaient dressé des postes de mitrailleuses sur toute la ligne de repli des Français. Ce fut une hécatombe en terrain découvert, un miracle si le régiment ne fut pas fait prisonnier, écrasé sous les obus français et allemands confondus dans une atroce pagaille...


Quelque mois plus tard, la bataille reprit en Champagne, entre Soissons et Reims, sur un front de 40 km.

Le 125ème R.I. fut envoyé, le 5 avril 1917, dans le secteur compris entre les villages de Craonne et de Vally, avec pour objectif ceux de Courcy et Loivre. C'est une région ingrate de ravins, crêtes et coteaux, propice à la défense, que les Allemands avaient puissamment fortifiée. Au-delà, c'est la Champagne Pouilleuse aux molles ondulations.

L'attaque est fixée au 16 avril.

La préparation d'artillerie est gênée par le mauvais temps. L'ordre de sortir des parallèles de départ est donné à 8 heures, sous la pluie. Le 125ème progresse de quatre kilomètres et atteint le canal de l'Aisne.

Les Allemands contre-attaquèrent dans les rafales de pluie et neige mêlées, et stoppent l'avance française.

Une seconde attaque du 125ièm a lieu le lendemain 17. Une troisième, le 18 ! Là encore, les mêlées sont confuses, au corps à corps, dans l'eau et la boue. Le 125ème se porte en avant le 19, et s'empare de ses objectifs Courcy et Loivre. Le 4 mai, il les dépassera et atteindra le village de Sapigneul, cinq kilomètres en avant, renforcé pour la première fois de la guerre par une escadre de chars blindés Saint-Chamond.


Des chars blindés ! (cf annexe)

Mon père me parlera souvent de l'apparition providentielle, dans la brume et le crachin du petit matin, de ces monstre d'acier, vrombissants, crachant la mitraille, écrasant tout sur leur passage, sur le blindage desquels ricochaient les balles des fusils et des mitrailleuses allemandes... Une vague d'espoir insensée avait alors submergé son coeur un instant défaillant.

L'héroïsme de mon père au cours de ces combats sera honoré. Il fera l'objet d'une "Citation à l'ordre de la Division" ainsi rédigée :

-« D'un courage et d'une intrépidité remarquables, a assuré la liaison sous des tirs de barrage d'une violence inouïe. Soldat admirable. »

J'ai retrouvé ce document, avec quelques autres, dans les papiers de mon père... Après sa mort ! Il ne s'en était jamais vanté auparavant...


Très éprouvé par toutes ces batailles historiques dont avait dépendu le sort de la France, décimé, le 125ème R.I. est transféré vers un secteur plus calme, celui de Lorraine, en août 1917.

C'est ainsi qu'il va cantonner au petit village de Crévic, lors d'une période de repos dont le régiment a grand besoin après tant de combats...

Et ce sera pour Fernand, l'occasion du début d'une toute autre histoire !


A cette époque, trois années de guerre s'étaient écoulées.

Entre les temps des très grandes batailles que je viens d'évoquer, il y avait eu la misérable vie de tous les jours dans les tranchées... Mon père m'en parla souvent.

Lors des cruels hivers 1915 et 1916, les soldats étaient terrés dans des abris de fortune, sous les bombardements, les "marmitages" et les rafales des mitrailleuses qui interdisant de sortir la tête au-dessus du parapet de la tranchée.

Que faire d'autre, sinon que « fumer », pour tromper l'angoisse ? Le paquet de tabac "Scaferlati", "le gris", de 40 grammes, ne coûte que deux sous ! Il se conserve dans une "blague à tabac" - pochette de cuir souple doublée de "gutta percha" pour qu'il ne se dessèche pas - fermée par deux pressions.

Il se fume en cigarettes que l'on "roule" entre les doigts dans une feuille de papier « Job », et qui se colle ensuite d'un coup de langue.

Ou mieux, à la pipe... La célèbre "bouffarde" du troupier ! Cette bouffarde qui se "tire" à petits coups, pour passer le temps. Et aussi pour se tuer lentement, en se détruisant les poumons !

Mais à cette époque, le tabac n'a pas encore mauvaise réputation que l'on lui connaît aujourd'hui. Il est même un témoignage de virilité, et fait partie de l'image du "poilu" français de cette époque. Et pourtant, combien de bronchites chroniques, d'atteintes de tuberculose, et surtout de cancer du poumon lui devra-t-on ? Mon père en sera, plus tard, l'une de ses victimes.


Mon père, en 1917, comme il l'avait toujours fait depuis les combats de Lorraine en 1914, refusera toujours des galons d'officier !

Il ne les voulait pas avoir à ordonner de partir vers la mort en donnant l'ordre « En avant ! A l'attaque ! ». Il refusera d'avoir sur la conscience la responsabilité qui incombait au chef d'ordonner l'assaut, sachant parfaitement que par cet ordre il enverrait au trépas certains de ses compagnons placés sous son commandement ! Réminiscence de sa vocation de pasteur d'âmes qui doit apporter la vie spirituelle...

Il n'avait finalement accepté que le grade subalterne d'adjudant-chef, celui qui lui donnait le droit d'être appelé "mon lieutenant".

Son colonel lui avait alors confié la responsabilité de la "liaison" du 3ème bataillon avec le poste de commandement du régiment : A tous prix, et en toutes circonstances - surtout quand au plus fort de la bataille celui-ci était en péril - les hommes qu'il avait sous ses ordres devaient assumer la « liaison ».

Il disposait de postes de téléphone de campagne dont le fil conducteur indispensable - car l'armée ignorait encore la merveilleuse indépendance de la radio - était déroulé à même le sol.

Hélas, très souvent, ce fil était rompu par les explosions des obus pendant les bombardements. Il fallait alors absolument rétablir la liaison dans les plus brefs délais. Dans les cas extrêmes, lorsque les appareils étaient détruits, des soldats "coureurs" à pied ou cyclistes, étaient utilisés en suprême recours. L'usage des pigeons voyageurs enfin, était l'ultime moyen de liaison si le régiment venait à être assiégé ou totalement isolé.

De plus, il avait une mission "d'éclaireur": C'était lui, de jour comme de nuit, qui, à la boussole et à la carte d'Etat Major, conduisait sans erreur le 3ème bataillon vers le point géographique exact qui lui avait été assigné dans cet univers lunaire nivelé par la mitraille.

Son sens de l'orientation était exceptionnel, véritable don naturel que je pourrai vérifier, beaucoup plus tard, au cours de nos longues promenades dans les profondes et obscures forêts de lorraine.


Depuis cette nomination, il a droit à un "ordonnance", un homme de troupe affecté à la bonne tenue de son "paquetage" et à son entretien. Il ne porte plus de sac à dos. Ses affaires sont soigneusement rangées dans une "cantine", sorte de malle quadrangulaire en bois, peint en rouge et marquée de son nom et attributions, fermée par un cadenas, et acheminée par les services de l'intendance.

J'ai la chance de posséder encore cette cantine... Elle fait partie du trésor de mon trop mince patrimoine des souvenirs de mon père. Je possède aussi son Missel Romain et une "Imitation de la Vie de Jésus", livres qui l'accompagnèrent pendant toute la guerre, et même jusqu'à la fin de sa vie.

De même j'avais conservé la minuscule représentation de la Vierge Couronnée, de la taille de la moitié d'un crayon, en aluminium blanc, usée et polie, que lui avait été remise par le Supérieur du Grand Séminaire de Tours lors de sa dernière visite avant son départ pour la guerre, début août 1914.

Mon père m'avait raconté à ce sujet, qu'elle n'avait jamais quitté la poche intérieure de sa capote pendant toute la guerre, car il était convaincu qu'elle le protégerait pendant les combats. Sauf un certain 11 juin 1918, où son ordonnance avait oublié de la remettre en place après un « décrottage » de ses vêtements rendu nécessaire par le séjour dans la boue des tranchées...

Quand j'étais un jeune enfant, il m'avait confié cette précieuse petite statuette : Elle avait sa place à la tête de mon petit lit.

Cette relique a malheureusement disparu au cours d'un déménagement ! Je ne m'en suis jamais consolé.


Son équipement militaire aussi, a changé. Il s'est perfectionné, comme celui des autres combattants. A son épaule est accroché un sac qui contient un véritable masque à gaz, efficace, mais pénible à supporter pendant l'effort. Il est indispensable depuis que les Allemands pratiquent de manière systématique les bombardements par obus à gaz vésicant, l'horrible ypérite, dont l'emploi a déshonoré l'ennemi.

Désormais, à sa ceinture est accroché un pistolet "Saint Etienne" automatique à six coups qui remplace le lourd fusil Lebel et sa longue épée baïonnette. Pendant les attaques, il arme sa main droite, tandis que de sa main gauche il tient une pelle à creuser les tranchées pour se protéger le visage des balles de fusil et de mitrailleuse !

Aujourd'hui, certains soldats sont dotés du tout nouveau fusil « mitrailleur » qui déchaîne une rafale de 50 balles comme une mitrailleuse. D'autres sont dotés d'appareils lance-flammes. Des canons de tranchées, légers, à tir courbe, équipent désormais chaque bataillon.

Malgré sa jeunesse et ses vingt sept ans, c'est déjà un vieux "briscard" (les brisques sont des insignes de laine rouge portés sur la manche pour indiquer le nombre d'années de guerre vécues), un « ancien », rompu à tous les réflexes de survie qu'imposent la guerre si l'on veut échapper à la mort.


Souvent, il me contait sa vie dans les tranchées... Il insistait sur l'importance du sens de l'ouïe. Oreille constamment aux aguets, tous les instants, vingt quatre heures sur vingt quatre.

Car il le fallait pour reconnaître à temps le faible bruit des coups de sape qui révélaient que l'ennemi creusait une galerie souterraine sous les positions françaises, pour la bourrer ensuite d'explosifs afin de tout faire sauter, créant ainsi de prodigieux « entonnoirs » de cinquante à cent dix mètres de diamètre, sur quinze à vingt de profondeur !

Il le fallait aussi pour déceler le calibre, et surtout l'emplacement de l'explosion de l'obus ennemi, afin se jeter à temps à plat ventre, face contre la terre !

Il le fallait pour détecter le bruit caractéristique de l'éclatement sourd des obus « à gaz », afin de déclencher l'alerte et le port immédiat du masque à gaz salvateur.

Il le fallait, enfin et surtout, la nuit, pour détecter les bruits suspects dans les barbelés, qui annonçaient l'attaque surprise d'un « coup de main » de l'ennemi.


Il me contait aussi toutes les misères de cette vie inhumaine... Savoir lutter contre le sommeil lorsque l'on est de garde, alors que l'on est épuisé des combats de la journée. Pouvoir s'endormir, d'un coup, dans toutes les positions, souvent simplement accroupi ou assis à même le sol, dans le froid, la boue, sous la pluie ou la neige, dans le vent glacé, seulement emmitouflé dans sa capote recouverte d'une couverture ou d'un simple sac. Ne jamais ôter son casque sous peine de mort...

Il me contait comme ils subissaient aussi les rats qui, pendant l'hiver, envahissaient les abris... Ces bêtes immondes couraient la nuit sur les corps endormis. Il en ressentait le piétinement au travers de la toile jetée sur le visage. Il en entendait le halètement précipité. Il en voyait la multitude des petits yeux rouges... Seule, la lumière les faisait fuir. Ils mangeaient tout, provisions, emballages, cuir, vêtements ! Plus on en massacrait, plus ils pullulaient... Ils étaient énormes. Gras ! C'était l'horreur ajoutée à l'horreur !


Depuis quelques mois, mon père éprouve, par crises espacées, de pénibles troubles intestinaux... Peut-être les prémices d'une dysenterie amibienne contractée sans doute au contact avec les régiments coloniaux venus d'Afrique noire. Lamentable contamination provenant de la promiscuité de vie dans les tranchées...

Par contre, le compagnonnage accidentel avec des contingents britanniques lui a valu des goûts nouveaux, et qu'il conservera plus tard en temps de paix : Celui du thé de Ceylan, et du "cake".

Par ailleurs, il raménera à La Haye Descartes, deux fusils allemands Mauser, ainsi qu'un casque pris à l'ennemi : Des « trophées de guerre »...


Souvent aussi il me parla de la désespérance que l'armée française avait éprouvée pendant l'hiver 1917-18, pour de multiples raisons...

Il y avait eu les hécatombes inutiles lors de l'échec de l'offensive désastreuse du «Chemin des Dames ».

Il y avait eu l'écroulement du front à l'est, celui de notre allié russe quand les nouveaux dirigeants bolcheviks avaient décidé de déposer les armes lors du traité de Brest Litowsk ! La conscience alors de la masse des divisions allemandes libérée du front de la Vistule, qui, étaient sans aucun doute en train d'être transférées face à la France !

Lui et tous ses compagnons d'infortune, vivaient aussi sun doute insidieux dans l'issue et sur la date de la fin de cette guerre interminable... Toutes sortes de fausses informations circulaient...

Et surtout, lors des premiers mois de 1918, ils avaient le pressentiment, "qu'en face", l'ennemi préparait quelque chose de formidable ! Le ciel en était témoin : Depuis quelques semaines, des centaines d'avions de combat des deux camps, survolaient le champ de bataille avec attention, sans doute en missions de repérage...


Mon père ne se trompait pas. Le jour de la Saint Michel (cf annexe Le jour de la Saint Michel), le 19 mars 1918, une formidable offensive allemande se déclenche.

Le front est percé. L'ennemi se rue sur Paris. La patrie est en danger comme elle l'avait été aux jours les plus sombres de septembre 1914 !

Aussitôt, le Grand Etat Major de l'Armée, rameute toutes les divisions disponibles, y compris celles qui étaient au repos.

C'est ainsi que début avril 1918, le 125ème quittera précipitamment la Lorraine, où Fernand Nonet, en cantonnement à Crévic, venait de connaître une révélation sentimentale exceptionnelle pour les beaux yeux d'une jolie jeune fille... Oui, lui, l'ancien séminariste promis au célibat religieux, venait de découvrir l'amour !

Son unité est jetée dans la fournaise au point névralgique de la bataille, dans la région de Saint Just en Chaussée.

Le front y est enfoncé dans l'axe de la route nationale de Lille à Paris, entre Conchy-les-Pots et Orvillers-Sorel. Les Allemands se précipitent vers Compiègne et Clermont de l'Oise, à soixante kilomètres de Paris !

Dans ce secteur de plaine céréalière dénudée, le 125ème livre des combats défensifs d'une rare violence, en avant des villages de Méry, Belloy et Saint-Maur, dont les Allemands réussissent à s'emparer après un violent bombardement par obus à gaz ypérite.

Dans la nuit du 10 juin, à vingt deux heures, le 125ème R.I. contre attaque et reprend Méry. Le 11 au matin, une nouvelle offensive allemande le déloge du village, et l'oblige à se replier.

Le commandant du 125ème demande à sa liaison, par un « pli écrit » - car tout le matériel téléphonique a été détruit lors des précédents combats - d'obtenir un barrage d'artillerie pour stopper l'ennemi.

Mon père n'a plus d'agent de liaison sous la main. Alors il s'élance sans hésiter avec son ordonnance, vers le poste de son colonel. Il court le plus vite qu'il le peut, ployé au maximum pour éviter le rideau de balles au-dessus de sa tête, protégé par sa pelle.

Si ce n'était la guerre, la soirée serait superbe... L'air printanier siffle à ses oreilles. Son masque à gaz est inutile aujourd'hui, car à la sécheresse des explosions, il « sait » qu'il ne s'agit pas d'un bombardement par obus à gaz...

Soudain, les canons allemands interviennent par un tir de barrage. Il reçoit une pierre dans la cuisse qui le fait trébucher. Il se relève, continue sa course, mais doit bientôt constater que sa jambe s'ankylose, devient affreusement douloureuse et se dérobe sous lui... Il transmet le document à son fidèle ordonnance qui l'a suivi dans sa course, et il s'écroule dans un trou d'obus profond, à bout de souffle, hors d'haleine, aspirant l'air à pleine poitrine...

Alors, une horrible douleur lui déchire la gorge et les poumons, tandis que sa main qu'il avait portée en haut de sa jambe revient ruisselante de sang rouge vif ! Ce n'était pas une pierre qui l'a frappé, mais un éclat d'obus qui lui a traversé le haut de la cuisse et provoqué une hémorragie !

Suffocant, bouche grande ouverte en un rictus d'asphyxié, yeux révulsés, il comprend aussi qu'il s'est jeté dans un trou où stagnait de l'ypérite provenant des bombardements des jours précédents ! Dans d'horribles souffrances, il sent la vie l'abandonner...

Une de ses dernières pensées avant qu'il ne s'anéantisse, sera de réaliser qu'aujourd'hui, il ne porte pas sur lui la minuscule statuette de la Vierge, restée dans son paquetage par suite d'un oubli de son ordonnance !

Sans doute songea-t-il aussi, aux villages de La Haye Descartes, et surtout à celui de Crévic, maintenant si cher à son coeur...

Il s'évanouit, inconscient et abandonné, sur le champ de bataille du village de Méry... ( qui prendra en souvenir de ces combats cruciaux, le nom de « Méry la bataille »)

La grande Histoire, ne se souviendra pas de lui...

On était le 11 juin 1918 !

La guerre est finie pour lui. Quarante-six mois de combats ininterrompus, sans vraiment de graves blessures. Presque quatre ans où la mort n'avait pas voulu de lui... Et là, à douze kilomètres à l'est de Saint Just en Chaussée, il a rencontré son destin au fond d'un quelconque trou d'obus où stagnait la mortelle ypérite !


Ramassé pour mort pendant une accalmie par les brancardiers, il est transporté vers l'arrière, au village de Ravenel, où il est entassé avec d'autres cadavres...

Et là, parmi tous ces corps inertes et sanglants en attente d'ensevelissement, des brancardiers perçoivent soudain de très faibles cris...

Ce sont les plaintes de mon père qui, malgré la gravité de ses blessures a trouvé encore la force par ses gémissements, de lutter contre la mort.

Le chirurgien major Morel, alerté, le fait placer sur un brancard. Il se penche sur lui, lui fait une injection antitétanique et ordonne de le transporter au poste de secours.

Ainsi, presque par miracle, il quitte le monde des gisants, pour celui des "encore vivants"...

Il passera sept jours au poste chirurgical dans la section des grands blessés, puis il sera finalement transféré dans l'ouest de la France, au dépôt physio thérapeutique de Rennes, en Bretagne.

La mort ne voulut-elle pas de lui, ou lui ne voulut-il pas de la mort ? Dieu et lui, seuls le savent.


J'ai religieusement conservé quelques uns de ses objets personnels, témoins de ses blessures: Sa blague à tabac traversée par l'éclat d'obus et tachée de son sang. Les fiches médicales qui furent épinglées sur son brancard, et rédigées par le chirurgien major Morel, commandant du poste de secours de Ravenel...


Ainsi s'achève l'histoire de la guerre de mon père...

Il ne connaîtra pas la campagne triomphale de son régiment qui participera à la grande contre offensive générale des forces alliées commandées par le Maréchal Foch. (cf annexe L'offensive du Maréchal Foch).

Ce régiment glorieux, après tant de combats défensifs, quelques semaines plus tard, franchira la Somme à Ham, forcera la ligne Hindenburg, et progressera à marches forcées vers la frontière belge, jusqu'au jour de la victoire finale du 11 novembre 1918.


Pour mon père, un tout autre combat a commencé le 11 juin au soir ! Vital ! Un combat contre la mort.

Il le vivra dans d'atroces souffrances, seul avec lui-même, sans le réconfort d'une quelconque présence affectueuse !

Un très long calvaire, mais aussi, un véritable signe de son destin...

En effet, dès qu'il pourra commencer à articuler quelques mots au travers de l'épaisseur des pansements qui recouvrent son visage, que son souffle, en dépit les brûlures de sa gorge et de ses poumons rongés par l'ypérite le permettra, il demandera à une infirmière d'écrire de sa part deux lettres dont il dictera le texte dans un murmure...

Une pour La Haye Descartes.

Une autre pour Crévic.


Cette seconde lettre devait avoir un effet providentiel ...

1914-1915 : La bataille des Flandres, le front de l'YSER.

SOUCHEZ SOUS LORETTE (le village détruit de Souchez au fond)

Ligne de tranchée française sur le champ de bataille de MERY mai juin 1918.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 04 2008 18:04:58.
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