Racines

EPILOGUE. FATALITES !

Ainsi s'achève la très simple histoire de mes racines...

Caractérisée par la localisation régionale constante de chacune des trois lignées évoquées : Nonet - Picault, Henriot - Royer et Czerniak - Sobécki, jusqu'au jour de la déclaration de la guerre de 1914 - 1918 !

Cette guerre va entraîner dans son terrible tourbillon calamiteux, des millions de familles dans toute l'Europe, depuis les côtes de l'Atlantique jusqu'aux confins de la Russie et de la Turquie !

Il en sera de même pour les familles tourangelle, lorraine et polonaise dont nous venons de faire la connaissance...

Dés lors, dame fatalité va faire son oeuvre, en suscitant des rencontres et des coïncidences absolument impossibles en toutes autres circonstances, et déterminant une invraisemblable orientation de l'histoire de mes racines...

Dont je serai le premier bienheureux bénéficiaire généalogique...

Et dame fatalité continuera - au cours d'une seconde guerre mondiale - de poursuivre son influence déterminante sur ma propre destinée...


Et parce que l'histoire de ma propre destinée vous concerne tout particulièrement, vous, mes petits enfants pour qui j'ai écrit toutes ces pages, je suis dans l'obligation de la poursuivre par celle de ma propre génération, qui fait partie - déjà hélas en raison de mon âge avancé ! - de vos racines à vous...

La voici, abrégée.


Donc, je suis un fils unique d'après-guerre...

Unique par la volonté de mon père et de ma mère, car, en dépit de la récente victoire de la France sur l'Allemagne et de l'espoir que celle-ci serait vraiment la "dernière", tous deux redoutaient la fatalité d'un troisième conflit...

Cette inquiétude était générale. Il s'en suivit en France une philosophie en faveur de la limitation du nombre de naissances : A quoi bon avoir des enfants, si, tous les vingt ans, il faut envoyer ses garçons à la boucherie ?

Mes parents obéirent-ils seulement à cette préoccupation ? Sincèrement, je ne le crois pas. Il dut y avoir sans aucun doute d'autres raisons, dont la principale découlera de la gravité à terme, des blessures de guerre de mon père qui limitait son espérance de longévité... ( Etrange coïncidence encore... Moi-même, devenu tuberculeux au troisième degré en raison des rigueurs extrêmes de l'occupation allemande lors de la seconde guerre mondiale, je ne générerais volontairement que deux enfants, car promis par le corps médical à une vie abrégée... )

Donc, je grandirai seul, et je fus le seul objet de l'attention affectueuse mais sévère de mon père, et de l'amour absolu et exclusif de ma mère.


Faut-il l'avouer dès maintenant ? Je ne fus pas l'aigle que s'était souhaité mon trop exceptionnel géniteur !

Seulement un canard assez banal, qui choisit d'interrompre très tôt ses études - lors de ses dix-huit ans - pour entrer sans plus tarder dans la vie active.

Mais j'aurai l'excuse d'avoir été confronté à l'extrême pesanteur de la menace d'une nouvelle guerre, devenue inévitable en raison des exorbitantes exigences territoriales allemandes proclamées par son dictateur enivré par ses précédents succès : Adolf Hitler !

Dès lors, programmé comme un train, j'irai d'aiguillage en aiguillage, subissant le déroulement de la fatalité qui allait s'abattre sur la France et sur l'Europe.

Oui, en repensant à tous ces événements prodigieux, à aucun moment, je n'ai été vraiment maître de mon destin !

C'est ainsi que, comme un fétu de paille emporté par la tornade des événements lors du déchaînement de la guerre en septembre 1939, je me retrouverai successivement à Houlgate, Toulouse, Bordeaux, Paris, Douai, pour finalement échouer en avril 1943, à Liévin, à cinq kilomètres de Lens, où se fixera mon destin : Un imprévisible enracinement définitif dans cette ingrate région minière du Pas de Calais...

Ainsi que pour mes parents vingt cinq ans plus tôt, « Dame Fatalité » m'avait imposé sa loi !


Certes, il eut aussi des marquages inscrits durant les quinze premières années de mon éducation...

D'abord, les longs câlins dans les bras de ma mère... Sensations épidermiques ravissantes, toujours passionnément recherchées depuis.

Ensuite, une enfance de fils unique, volontairement isolé du monde profane par mon père, fondamentalement religieux.

Enfin, vers les quinze ans, l'inscription dans ma conscience deux devoirs essentiels :

- Ayant constaté que ma mère était obligée de "compter" sans cesse l'argent dont elle disposait, je me convaincrais qu'assurer son aisance matérielle serait l'un des objectifs primordiaux de mon existence !

- Ayant au fil des ans enregistré ses humiliations d'être toujours locataire - en contradiction avec son souhait de propriété enraciné dans son hérédité paysanne ( mon père, pour des raisons de santé résultant de ses blessures de guerre, n'avait jamais pu emprunter le capital nécessaire pour acheter une maison ) - je me promettrai de lui assurer ce bonheur.

Mais pour parvenir à réaliser ces deux objectifs, compte tenu de mon peu de dons naturels, une seule solution : Il me fallait émigrer vers le ciel de l'une de nos lointaines colonies dont j'avais découvert les séductions à l'occasion de mes visites répétées à l'extraordinaire Exposition Coloniale de Paris en 1931 !

Un autre conditionnement aura son importance à l'époque de ingrate de la puberté : Je m'étais convaincu, par isolement, par un excès de repliement sur moi-même, que j'étais « laid » ! Par conséquent condamné à vivre malheureux et solitaire, car jamais une jeune fille ne pourrait m'aimer !

Dès lors, en fin d'adolescence, il me semblera que l'argent et l'amour seraient les objectifs primordiaux de l'existence ! Et que pour y accéder, il me faudrait mobiliser toute ma volonté, tout mon esprit, et toutes mes énergies !


Survinrent bienheureusement quatre coups de baguette magique lors de ma dix septième année !

- Mon inscription à une institution étudiante mixte - alors que je n'avais fréquenté jusqu'alors que des écoles de garçons - qui me permit de découvrir pour la première fois, l'univers troublant des jeunes filles...

- La rencontre merveilleuse de trois d'entre elles, parmi les plus jolies, qui me donnèrent spontanément leur amitié en dépit de tous mes handicaps. Stimulation incomparable à tous les niveaux, qui éveillera ma personnalité, dynamisera mes études, et me permettra un fol espoir d'amour peut-être enfin accessible...

- Le miracle de l'amour ! Celui conçu pour une envoûtante jeune fille, aussi neuve que moi... Amour total, ravageur, qui sera finalement couronné par son abandon à ma passion... Ce « miracle » inespéré, si enivrant et si orgueilleux, fut pour moi aussi stimulant qu'une seconde naissance !

- Enfin ma précoce insertion professionnelle réussie en 1939 par la grâce de mon père, dans une compagnie américaine de machines à statistiques, qui me permettait d'entrevoir l'occasion de réaliser mon rêve de départ pour les colonies.


Ce furent mes chances.

Car depuis le jour du miracle de l'amour total, un fol appétit de vivre, un débordement d'enthousiasme et d'ambitions, se sont puissamment révélés en moi.

Enhardi, je me souhaitais l'occasion d'aventures nouvelles, audacieuses... Et, comme le personnage de René de Chateaubriand, je me pris à souhaiter :

-« Levez-vous orages désirés, qui devez m'emporter vers les lointains d'une autre vie !


En fait d'orages, j'allais être comblé !

En septembre 1939, alors qu'avec mes compagnons d'aviron nous revenions sur la Seine d'une séance d'entraînement, tandis que les flamboiements du crépuscule illuminaient la vallée, et que parvenaient à nos oreilles les accents mélancoliques et tendres de la célèbre chanson de Rina Ketti :

-« ...Violetta, chère idole...

Si je chante, c'est, pour toi. »

nous distinguâmes soudain la silhouette du gardien de notre club qui agitait vivement les bras dans notre direction en criant à pleins poumons :

-« Rentrez vite les garçons, la guerre est déclarée !


La guerre !

Elle revenait, vingt ans après la précédente, et contre le même adversaire, celui que nos pères avaient vaincu en 1918 : L'Allemagne, fanatisée par son mauvais génie d'alors, Adolphe Hitler !

Le monde avait à nouveau basculé dans l'horreur, interrompant tous les projets !

Dès lors je serai, comme des millions d'autres jeunes gens, brassé par des événements monstrueux que je ne pourrai que subir, emporté par le tourbillon prodigieux d'un conflit gigantesque, aux conséquences connues de Dieu seul !


Pour moi, ce sera d'abord, en raison de la menace annoncée des bombardements aériens sur la région parisienne, l'éclatement de ma famille : Ma mère chez sa soeur à Montauban, mon père replié avec son administration sur Toulouse, moi à Houlgate où se trouve transféré mon premier employeur, la Caisse des Retraites de la S.N.C.F.

Puis, je serai hébergé à Toulouse, puis Bordeaux, pour le compte d'une société américaine qui deviendra plus tard « I. B.M. » informatique.

C'est dans cette ville que j'apprendrai, en juin 1940, l'humiliation de la défaite de mon pays, vaincu en six semaines, et déjà envahi des Flandres à la Bretagne, des Ardennes à La Rochelle, lors de la demande d'armistice par le Maréchal Pétain !

Aussitôt je me précipiterai vers les quais du port de Bordeaux, cherchant désespérément un bateau pour tenter de rejoindre l'une de nos colonies...

En vain...

Et je verrai, avec le relevage de la dernière passerelle du paquebot Massilia sur lequel s'exilaient un certain nombre des membres de notre dernier gouvernement en partance pour le Maroc, l'écroulement définitif de mon rêve colonial !

Avec l'éloignement vers le large de ce navire - après lequel aucun autre ne quittera le port de Bordeaux - sera signé ma condamnation à subir en France pendant quatre ans, la honte de la défaite de mon pays.

Et de l'occupation allemande...


Il faut avoir vécu ces temps de désespoir sans fond, avoir constaté physiquement la déliquescence de sa patrie, pour comprendre alors la profondeur de la rancoeur généralement éprouvée en France, à l'encontre des régimes politiques qui avaient précédemment gouverné le pays !

Tout particulièrement celui Front Populaire de 1936, qui, après son succès aux élections, avait appliqué les trop généreuses avancées sociales promises : Semaine de quarante heures notamment, entre autres largesses sociales. Alors qu'outre Rhin, l'Allemagne nazie, une fois et demie plus peuplée que nous, forgeait à la même époque des armes à la cadence de soixante heures par semaine et cinquante semaines par an ! Et sans un seul jour de grève, tandis que trois années durant nous les avions multipliées !

Funeste impéritie qui nous fut fatale.

Nous récoltions aujourd'hui, les fruits amers de ces inconséquences politiciennes !


Les heures de la défaite furent sombres. Le déferlement des forces armées allemandes, l'évidente suprématie de leurs blindés et de leur irrésistible aviation, nous avaient révélé notre dénuement militaire chronique.

Que dire à propos du désespoir ressenti en songeant à nos deux millions de prisonniers retenus désormais dans les stalags et les oflags allemands ? Quoi de plus naturel alors que de souhaiter trouver une convention avec nos vainqueurs, pour permettre leur libération ?

Dans ce contexte sans issue apparentes pour plusieurs années, désespérés par les perversions de la démocratie, quatre vingt dix neuf pour cent, peut-être même neuf cent quatre vingt dix neuf pour mille de mes concitoyens, choisiront alors de remettre le sort de la nation entre les mains du Maréchal Pétain.

Car cet homme, au passé prestigieux, était au-dessus de tout soupçon ! Le seul à pouvoir faire face à la situation présente, à pouvoir sauver ce qui pouvait encore être sauvé.

Personnellement, comme l'immense majorité des habitants de l'hexagone et comme la majorité des anciens combattants de la guerre 1914-1918 - dont mon père - j'ai fait confiance à l'ancien héros de Verdun !

Parce que c'était un choix raisonnable. Parce qu'il m'apparaissait évident que la révolte de dix mille poitrines nues ne pouvait rien contre une seule auto mitrailleuse ennemie !

Remettant l'avenir de la France, à plus tard.


Imaginant pourtant, en rêve, que demain, des armes innombrables ne manqueraient pas d'être forgées par les puissances industrielles des immenses pays non encore impliqués dans ce conflit...

Pays qui, à l'ouest comme à l'est, interviendraient fatalement un jour ou l'autre et de manière décisive, pour abattre l'insupportable régime nazi allemand aux tendances hégémoniques mondiales !

Et, faut-il le dire aussi : Ainsi que quatre vingt quinze pour cent - sinon plus - des Français de cette époque, je n'ai pas eu connaissance de l'appel du 18 juin 1940, lancé par le général de Gaulle depuis Londres...


En conséquence, je m'étais donc autorisé, en attendant les prodigieux événements potentiels à venir, de reprendre le cours d'une vie matérielle au jour le jour.

Notamment la nécessité d'assurer de manière professionnelle, ma survie quotidienne... Recherche qui me donnera l'occasion d'être embauché par la Compagnie Bull française, qui concurrençait de la firme I.B.M. américaine qui m'avait initié à ce que l'on appelait alors les "machines à statistiques".

Un contrat me sera offert à Douai, en région minière du Nord, avec effet le 2 décembre 1940.

Malheureusement pour moi, tout le monde ignorait alors que Douai, depuis la défaite, n'était plus en France... C'était une ville en zone rattachée à Bruxelles, et sous administration nazie, tout comme l'Alsace et une partie de la Lorraine !

Du jour au lendemain, en signant ce contrat, outre la fatalité de mon destin personnel, j'avais scellé le lieu de la sépulture de mon père et de ma mère, dans un déshérité cimetière de tombes d'émigrés polonais, à la Fosse 11 de Lens...

Ainsi que de mon mariage, et de l'ancrage de ma vie dans le Pas de Calais...

A mon insu, la main de dame Fatalité s'était appesantie sur moi !


En effet, à dater de la signature de ce contrat, tout va s'enchaîner avec la précision d'un mécanisme d'horlogerie, masquée par la férocité égoïste avec laquelle je vais désormais dévorer la vie sur tous les plans. Fureur de vivre exacerbée par la précarité de l'instant, l'incertitude d'être libre et de vivre encore demain !

Ma fureur de vivre se traduira pour la conquête de l'argent, par un travail forcené de dix à douze heures par jour et qui mobilisera toute mon énergie, tout mon esprit et toute mon imagination.

Ma fureur de vivre l'amour s'exercera avec ravissement parce que cela m'avait semblé être longtemps inaccessible ! J'ai alors passionnément assouvi cette tendance aussi souvent que possible, au prix du sacrifice d'heures normalement consacrée au sommeil pour ne pas handicaper mon travail, mais au risque de compromettre ma santé à terme.

Philosophies existentielle et épicurienne, qui seront, quatre années durant, mes règles de vie.


Car la guerre contre l'Allemagne nazie est loin d'être terminée... Elle continue contre l'Angleterre, désormais isolée, face à toutes les fureurs des armées hitlériennes.

Et puis, d'un coup, en juin 1941, la guerre s'embrase plus encore de façon imprévisible - car les deux pays étaient liés par un pacte commercial - contre l'immense empire des Soviets, lequel est envahi sans avertissement par les divisions blindées nazies !

Puis, autre coup de tonnerre : Hitler déclarera la guerre aux Etats-Unis, déjà aux prises avec le Japon !

La mondialisation du conflit que j'avais envisagée devant les quais inanimés du port de Bordeaux aux plus jours sombres de juin 1940, était miraculeusement en cours !

Dès lors, les conditions de l'occupation allemande deviendront encore plus dures. Arrestations, rafles, déportations et exécutions se multiplieront. Les bombardements seront quotidiens. Le ravitaillement, à la limite de la survie.

Les échecs des armées nazies devant Moscou et Leningrad pendant l'hiver, n'empêcheront pas leurs offensives de reprendre au printemps 1942 : L'Allemagne semblera un moment invincible, jusqu'aux premiers jours de l'hiver, où l'armée du Général Von Paulus atteindra Stalingrad sur la Volga.

Ce siège marquera l'apogée de la puissance allemande.

Trois mois de neige et de froid intense, trois mois d'enfer, et Stalingrad deviendra la première défaite historique de Hitler !

De ce jour, le glaive de la guerre va se retourner.

La victoire va changer de camp !


Pour les territoires occupés de la zone nord de la France, commencent en 1943 des temps d'angoisses et de dangers journaliers et permanents : Mitraillages des lignes de chemin de fer par avions Mosquitos, bombardements alliés presque quotidiens, multiples exactions de l'occupant, déportations et exécutions d'otages.

Puis, nouvelle contrainte, les Allemands imposeront l'instauration du travail obligatoire en Allemagne, pour tous les jeunes français !

Directement menacé, il me faudra trouver d'urgence une solution... Ma chance - ou la fatalité - consistera en une embauche en qualité d'ingénieur de « complaisance », à la Compagnie des Houillères de Liévin, qui m'exonérait des rigueurs de cette ordonnance...

En avril 1943, en quête de logement à proximité de mon nouveau lieu de travail, je ferai la connaissance d'une famille de trois générations de femmes : La maisonnée d'Y. G. J'y serai accueilli comme si j'y avais été attendu de toute éternité...

Y. G. était une petite confectionneuse de robes et jupes, qui employait quelques jeunes commises, filles d'ouvriers polonais travaillant à la mine.

En visitant les lieux proposés, j'entendrai pour la première fois une jolie voie de soprano qui chantait gaiement :


« Aime-moi, mamour comme je t'aime,

Tu verras que nous serons heureux.

Sous les étoiles des cieux,

Que nos tendres aveux

Ne soient pas un vain blasphème... »


Un peu plus tard, en plus de ma profession à la Compagnie Bull et de mon camouflage aux Mines de Liévin, je deviendrai l'associé de ma logeuse, et donc un inattendu fabricant de vêtements féminins ! L'une de mes meilleures ouvrières sera précisément la chanteuse à voix de soprano !

J'en reparlerai...


Mais la guerre croît toujours davantage en intensité !

Désormais, chaque nuit le ciel est rempli par le puissant vacarme continu de milliers de forteresses volantes, portant la mort en territoire ennemi.

A partir de l'été, ces milliers de bombardiers entreprendront aussi de détruire tous les centres industriels, ferroviaires, et routiers français, notamment ceux du Nord de la France. En conséquence, je me trouverai au cours de mes déplacements professionnels ferroviaires quasi quotidiens, très souvent dangereusement exposé.

Et viendront enfin les jours tant attendus de la libération et de la défaite allemande !

La paix est revenue.

Mais à quel prix !


Quelques mois plus tard, début 1945, dans maisonnée d'Y. G., va se jouer un drame de la jalousie... Lequel faillit avoir des conséquences judiciaires en Cour d'Assises...

Cet « incident » m'obligera à me séparer de mon associée. Un partage de notre entreprise de confection féminine, interviendra, et je me retrouverai du jour au lendemain, responsable d'une petite affaire de production et de distribution de vêtements féminins d'une quinzaine de salariés... La fidèle ouvrière chanteuse soprano, deviendra alors la meilleure et la plus dévouée de mes employées...

Fin 1945, accablé de travail par les soins de l'atelier, écrasé de responsabilités dans une profession qui m'est totalement inconnue au niveau fabrication, je n'aurai d'autres issues que d'interrompre - très imprudemment - mon contrat avec la Compagnie Bull.

Dès lors, ma vie deviendra très difficile, très éprouvante, décadente même... D'autant plus qu'elle coïncidera avec une désespérante déception sentimentale qui aurait pu embraser tout le reste de ma vie, et qui s'achèvera de traumatisante manière sur une séquence tout à fait extraordinaire et dramatique, à T...


Je connaîtrai alors deux années de déclin progressif, jusqu'au niveau d'un découragement presque total, au seuil de l'épuisement physique et de la dépression... Même ma santé, jusqu'alors si fidèle et si endurante, se détériorera d'une façon inexplicable...

Deux femmes m'épargnèrent le naufrage total.

Ma mère, accourue dès qu'elle aura discernée les premiers signes de ma décadence. Spontanément, elle me donnera tout son temps et toute son énergie, au point de négliger ses devoirs conjugaux normalement prioritaires.

Et aussi ma gentille ouvrière chanteuse, qui m'offrira avec spontanéité tout son enthousiasme de jolie et robuste jeune fille, entièrement dévouée à ma cause.

Cette assistance, cette proximité dans le travail, cette disponibilité toujours souriante, cette saine beauté innocente, cette gaieté constante qui contrastait tant avec ma morosité d'alors, trouveront peu à peu le chemin de mon coeur.

Et se noueront ainsi les tendres liens de l'amour...

Bientôt, je lui offrirai une bague de fiançailles.


Selon les coutumes polonaises de la famille de ma fiancée, il était convenable que je me rende, avec mes parents, au domicile des siens.

Ils habitaient une modeste maison de coron à Liévin. Remarquables de dignité simple, ils avaient revêtu leurs plus beaux atours.

Leur maison reluisait comme un sou neuf. Le dessus de la cuisinière brillait telle une plaque de chrome.

Il fallut visiter leurs quatre pièces, parées de fleurs à notre intention.

Quand vint le tour de leur chambre, je vis soudain le regard de mon père se figer en direction de la tête du lit, et son visage blêmir... Là, trônait dans un grand cadre, la photo du père de ma fiancée lorsqu'il avait une trentaine d'années... En uniforme de soldat allemand, et décoré de la croix de fer !

Au fait, j'ai oublié de préciser que ma future épouse n'était autre que la fille d'André Czerzniak et de Stanislawa, lesquels, depuis leur arrivée en France en 1920, habitaient une maison de coron à la fosse 5 à Calonne, sous les hauteurs de Lorette...

Convergences, inouïes, inconcevables sans le conditionnement de deux guerres mondiales successives en vingt ans, avaient été les instruments de cette invraisemblable coïncidence !

Comment nier après cela, le rôle déterminant de la fatalité ?


Le 24 juillet 1948, les cloches de l'église de Liévin sonneront à toute volée pour célébrer gaiement le mariage de la fille d'une famille d'émigrés polonais - la ravissante chanteuse de « Aime-moi, mamour comme je t'aime. » - avec le fils d'un ancien séminariste tourangeau dont la vocation avait été interrompue lors du premier conflit mondial de 1914-18, et qui avait épousé par les hasards de cette guerre, une jeune fille de la campagne lorraine...

Fernand Nonet - Alice Henriot.

Maurice Nonet - Wanda Czerzniak.

Deux mariages d'amour, de deux générations d'hommes et de femmes, subissant pour le meilleur et pour le pire, les fatalités écrasantes de l'histoire !


A ce stade s'achève l'histoire de mes racines, celle que j'avais décidé de vous transmettre, chers enfants et petits enfants.


Mais elle ne s'est pas arrêtée pour autant.

C'est à vous mes enfants bien aimés, Marie Christine et Maurice, de la poursuivre.

Mon épouse et moi pouvons disparaître le coeur apaisé, puisque, grâce à vous nous sommes assurés de survivre au-delà de notre mort physique.

D'ailleurs dès maintenant vous êtes déjà cinq petits-enfants - en attendant peut-être mieux - qui assurent dès aujourd'hui, la transmission de la vie que avons nous-mêmes reçue de nos si inattendus ancêtres.

Puissiez-vous, chers petits enfants, Anne, Valérie, Eric, Philippe et Aude - et d'autres peut être encore... - ne pas nous oublier, et entretenir plus tard notre mémoire.

FIN.

Décembre 1987.

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:10:54.
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