Racines

FIANCAILLES ET MARIAGE.

Après de longs mois de traitements à l'hôpital de Rennes, puis de convalescence à celui de Toulouse, Fernand est partiellement rétabli. Aussitôt, après un bref passage chez ses parents à La Haye Descartes, il se précipite à Crévic où il a laissé son coeur !

Cette fois, Alice, attendrie par ses malheurs, le reçoit avec chaleur. Leurs retrouvailles après de si longs mois de séparation se font dans les larmes d'un bonheur enfin partagé. Dans l'âme de la jeune fille est né un amour pur, où l'estime et l'admiration tiennent une très grande place.

Quant à Fernand, il a la tête dans les étoiles !

Il se sait aimé !

Comment a-t-il perçu cet aveu d'amour humain, lui qui avait été préparé au cours de ses longues années de Séminaire à l'amour spirituel et au service exclusif d'un Dieu exigeant, au sacerdoce, au célibat des prêtres? Ce fut le secret de sa conscience et de son coeur.

Et puis, l'angoisse de la guerre est terminée ! Demain, sa vie ne sera plus en danger. Pour mon père, rescapé de cet enfer, c'est la joie absolue, la délivrance ! Finis les obus, la boue, la mort qui vous guette nuit et jour. Finie la fatalité de devoir tuer pour ne pas être tué.

Et, quelle glorieuse explosion de fierté pour chacun de ces millions de combattants réchappés des combats : Le triomphe de la France est là, éclatant ! Le rêve de la revanche de la défaite de 1871 est exaucé, l'Alsace et la Lorraine sont enfin réunies à la mère patrie après quarante ans de séparation !


Pourtant, Fernand n'est pas au bout de ses peines.

A peine remis sur ses pieds, voici que l'armée le réclame : Il doit rejoindre son régiment bien que l'armistice ait été signé, car le 125ème R. I. fait partie des troupes d'occupation qui stationneront en Rhénanie allemande, très exactement à la station thermale historique chère à Bismarck, de Bad Ems.

Tout juste sorti des paysages dévastés par la guerre, véritables visions lunaires, il découvre avec émerveillement en ce début d'année 1919, la romanesque vallée du Rhin allemand, ses coteaux, ses villes et ses villages rigoureusement intacts.

La région est traversée par ce fleuve, majestueux et mythique, légendaire, enjeu de tant de guerres, pour lequel a coulé tant de sang ! Le Rhin !

Sous ses yeux, les légendes s'animent. Les génies et la Lorelei hantent les sombres forêts entre les escarpements rocheux où s'accrochent, le soir, de fulgurants couchers de soleil !

Il contemple son flot puissant.

Le Rhin ! Der Rhein! Nom terrible... Fleuve drapeau... Symbole de tant de patriotismes exacerbés qui se sont affrontés sur ses rives, au cours des siècles !

Pour moi, rejeton affadi des héros de jadis, ce nom évoque toutes les clameurs des anciennes batailles. Reviennent à ma mémoire les incantations, les défis, que j'apprendrai pendant ma jeunesse dans mes livres d'histoire et de littérature. Telles les strophes belliqueuses du chant national allemand :


« Ils(les Français) ne l'auront pas

Le libre Rhin Allemand.

Quoi que semblables à des corbeaux avides

Ils s'enrouent à le réclamer...


Aussi longtemps que, roulant paisiblement

il portera sa robe verte,

Aussi longtemps qu'avec un bruit clair,

Une rame frappera ses flots,

Il ne l'auront pas le libre Rhin Allemand ! »

Hymne auquel notre poète Musset avait férocement

répondu :


« Nous l'avons eu, votre Rhin Allemand,

Il a tenu dans notre verre !

Un couplet que l'on s'en va chantant

Efface-t-il la trace altière

Du pied de nos chevaux marqués dans votre sang ?

Du jour où Condé triomphant

A déchiré sa robe verte,

Où le père a passé, passera bien l'enfant !


A cet instant, comme je me sens proche de cet homme, mon père, renaissant de ces malheurs, devant ces sublimes paysages ! Lui, si cultivé, il devait être heureux d'être dans cette contrée, véritable musée, avec ses villes moyenâgeuses miraculeusement épargnées par les guerres...

Pays rhénan, de culture et de nos traditions françaises, partiellement transmises notamment lors de son occupation napoléonienne !


Bad Ems était un véritable paradis justement réputé, où venaient se soigner les grands et les puissants de l'Europe du dix neuvième siècle.

Etonnamment, les régiments français furent très bien accueillis par la population de cette Rhénanie, lassée sans doute de l'arrogance des garnisons prussiennes qui y avaient leurs quartiers. Cette région était alors tentée par une certaine aspiration d'indépendance, et même, pour une partie de l'élite, par un souhait de rattachement à la France tel qu'elle l'avait connu sous le premier Empire.

L'adjudant-chef Nonet est logé chez un instituteur, avec lequel il entretient d'excellents rapports.

La famille qui l'héberge compte une jeune beauté de vingt ans, qu'il côtoie tous les jours. Elle-même n'est peut-être pas insensible à la prestance, à la distinction et à la courtoisie de ce bel officier français. C'est du moins ce que me laisseront supposer - bien des années plus tard - les confidences de l'ancien ordonnance de mon père, celui que l'on surnommait familièrement "le petit Proust" en raison de ses modestes cent soixante centimètres de taille, lors des réunions d'anciens combattants du 125ème R.I....

Une idylle se serait peut-être même nouée entre les deux jeunes gens, si le poing de "l'histoire" n'avait pas provoqué l'irréparable...

En effet, le 29 juin 1919, les journaux de Bad Ems rendent public les contraintes que le traité de Versailles imposent à l'Allemagne vaincue ! La foudre est tombée aux pieds de l'instituteur allemand, ardant patriote et entretenu dans l'ignorance de la débâcle des armées allemandes fin 1918...

Car, jusqu'alors, la presse allemande avait présenté l'Armistice de novembre 1918, non comme une capitulation, mais comme un cessez-le-feu entre deux adversaires incapables de se départager.

Or, les conditions du traité de Versailles sont très sévères et sans équivoques : Les Allemands y sont traités en vaincus, et ses clauses sont mutilantes et humiliantes, pour l'orgueil allemand.

Elles sont si contraignantes qu'elles ne peuvent que faire naître une révolte nationaliste dans le coeur de cet instituteur - ainsi que dans celui de tous les allemands nationalistes - déjà profondément traumatisé par la nécessité d'un armistice... Il estime que les prétentions françaises sont injustes, infamantes et déshonorantes.

(Dix ans plus tard, ce sentiment d'injustice et ce souhait de revanche, devaient d'ailleurs trouver leur chantre tragique en la personne d'un ancien combattant autrichien : Adolf Hitler !).

Et mon père m'a, à plusieurs reprises, raconté la scène qui s'ensuivit...

Blême de colère, l'instituteur l'entraîna dans son jardin. Il saisit une hache, et massacra devant lui, au ras du sol, un grand lilas. Puis, se retournant vers lui, il lui jeta avec violence :

-« Vous voyez ce lilas ? Je l'ai mutilé ainsi que la France et ses alliés ont mutilé l'Allemagne... Mais ce lilas renaîtra ! Plus grand et plus fort ! De même, mes jeunes garçons deviendront plus grands, plus forts. Et alors ils feront la guerre à vos enfants !

Sur ces mots, oh combien prophétiques, l'instituteur s'enferma dans sa maison. Lui et sa famille n'adresseront plus une seule fois la parole à l'officier français !


Passent les mois d'occupation en pays rhénan. Dès qu'il le peut, Fernand se précipite à Crévic rejoindre sa bien-aimée pour lui parler d'amour.

Enfin, par un beau jour d'automne, tandis que les ors des arbres incendient les collines, il demande la main de sa dulcinée, à son père, Jules Henriot.

Fernand le Tourangeau et Alice la petite lorraine sont désormais fiancés !

Il part alors pour La Haye Descartes, afin d'informer ses parents de son projet, car jusqu'alors il a évité de leur faire part de ses intentions, craignant peut-être leur déception de son abandon de la vie sacerdotale.

Les réactions de ceux-ci furent paraît-il très mitigées... Pour mes grands-parents Nonet, c'est la fin d'un beau rêve : Avoir un fils pasteur d'âmes... De là à ce qu'ils ressentent une tendresse particulière pour la séductrice, c'était peut-être beaucoup leur demander !

Cette démarche accomplie, mon père retourne à Bad Ems, en attente de sa démobilisation prochaine, prévue pour le début de l'année suivante.

Finalement, le 14 février 1920, par une matinée froide et ensoleillée, les noces d'Alice et Fernand sont célébrées dans l'église de Crévic, toutes cloches sonnantes, et emplie par le bourdonnement d'une joyeuse assistance.

Tout le ban et l'arrière ban des familles Royer, Perrette, Favelin, Mangeot, Chamagne et Rousselot, emplissent les travées.

Petit bémol, seul le père du marié représentera la famille Nonet aux noces des époux...

Noces organisées, alimentées et largement arrosées par les soins attentifs de Monsieur Jules, rayonnant de bonheur et particulièrement égayé...

Ce fut pour le village de Crévic, un très beau et très somptueux mariage !


J'imagine sans peine l'émotion, la joie, le bonheur de cet homme, revenu d'entre les morts, enfin récompensé dans son amour passionné. Il tient enfin dans ses bras sa si belle et si jeune épousée, cette femme tant désirée ! Ardemment décidé dès cet instant, à fonder une belle famille de tradition catholique !

A-t-il éprouvé une dernière fois un sentiment de contradiction entre ses voeux de séminariste et son entrée dans la vie coutumière ? Un dernier moment de trouble ? Lui seul le saura, lui seul pourrait répondre à cette interrogation... Ce sera à tout jamais son secret.

Et dès ce jour, avec à ses côtés sa jeune femme Alice, ma future mère, il se lance dans une aventure conjugale d'une parfaite fidélité qui durera trente-six ans, et ce jusqu'à la fin de sa vie en avril 1966 !

Il n'ignore pas que le voyage sera hasardeux, aux lendemains d'un gigantesque conflit qui a laissé la France dans une situation économique désastreuse. Vie faite de joies, de peines et d'embûches, comme tout mariage qui lie pour toujours deux êtres, deux personnalités à révéler, presque deux inconnus destinés désormais à vivre en totale communauté...

D'ailleurs, dès le lendemain de son mariage, Fernand sera confronté aux problèmes de la vie matérielle au jour le jour.

Bien sûr, il y avait pensé, et il avait commencé à chercher un emploi. Mais au même moment, trois millions d'anciens combattants démobilisés, sont dans la même situation.

Heureusement, depuis cette démobilisation, pour six mois, il est encore en demi-solde militaire.

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:11:45.
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