Racines

LA FIN DE L'HISTOIRE DE MES GRANDS PARENTS...

Tout naturellement, les souvenirs de mes grands-parents vont devenir de plus en plus nombreux et précis au fur et à mesure que je grandis. De même, progressivement, ma mémoire va mieux retenir les récits de mes parents à leur sujet, et enregistrer des souvenirs personnels. Notamment ceux des visites que nous leur rendrons.

C'est un bonheur pour moi d'essayer ainsi de les faire quelque peu revivre, et de tenter, le temps de quelques pages, de conter leur fin vie après le cataclysme de la guerre de 1914-1918.

Ils ont été les témoins du passage de la société d'un monde à un autre. D'une civilisation essentiellement rurale telle qu'elle l'était depuis plus de quatre mille ans, à une autre, totalement nouvelle et imprévisible, en raison d'une explosion industrielle et technologique exponentielle !

De plus, le conflit de 1914-1918, outre l'accélération de ses progrès scientifiques par nécessité de survie nationale face à l'ennemi, va bouleverser le paysage politique et social de l'Europe, d'une manière irréversible.

MES GRANDS-PARENTS NONET.

En fait, cette guerre fut le drame de la vie de mes grands parents Nonet, bien plus grave encore que leur échec commercial au temps de la "Croix Verte" !

D'abord, ils connurent le chagrin du départ pour la guerre de leurs deux fils, Roger et Fernand, mobilisés dès les premières heures.

Puis, ils auront la douleur de perdre leur aîné - tué là-bas en Lorraine lors du premier mois des hostilités - sans même avoir la possibilité de pouvoir pleurer sur sa tombe, puisque son corps ne sera jamais retrouvé...

Ils eurent ensuite le chagrin de voir, l'une après l'autre, partir leurs deux filles : Léa ira rejoindre un marin en Tunisie avec lequel elle se mariera. Yvonne décidera de vivre une vie indépendante, à Paris...

Restait leur fils Fernand, leur orgueil !

Cet enfant privilégié, hors du commun, promis à une vie sacerdotale exceptionnelle, était leur suprême consolation. Mais hélas, là aussi, leurs voeux devaient être durement déçus.

En effet, même si les dangers de la guerre l'épargnèrent bienheureusement en lui laissant la vie sauve après l'avoir cruellement mutilé dans sa chair, Fernand devait y perdre sa vocation sacerdotale religieuse !

Après tant de mois de combats, de vie au jour le jour dans la boue des tranchées, où l'essentiel était d'échapper à la mort, il avait découvert en 1917, les bonheurs de l'amour terrestre en la personne d'une petite jeune fille lorraine qui avait enflammé son coeur.

Puis il s'était marié !

Ainsi, la destinée exceptionnelle de ce fils qui semblait parfaitement inscrite dans le temps depuis son entrée au Séminaire de Tours en 1901 vers le célibat et la vie sacerdotale, avait été totalement inversée par les événements, puisqu'elle devint celle d'un homme banal, qui choisit de fonder une famille...

Dans une certaine mesure, mes grands-parents tinrent ma mère pour responsable de l'abandon de la vocation de leur fils... Elle avait été la séductrice, la tentatrice... On peut dire sans se tromper, qu'ils lui en tinrent rigueur... Ce qui contraindra mon père - sans doute par suite de la rancoeur de son épouse qui n'avait pas pardonné la froideur de ses beaux parents, seul son beau père avait assisté à son mariage ! - à limiter ses visites à ses parents au strict minimum... Ce qui fut, incontestablement, un chagrin supplémentaire pour eux.


Effectivement, et je m'en fais à l'instant la réflexion, mon père n'eut que très peu de rapports avec ses parents après son mariage... Quand j'étais enfant, il ne les voyait à peine que trois ou quatre fois par an. Plus tard, il se passera même de très longues années sans qu'il les fréquente... Ce qui me conforte dans la pensée que ma mère ne l'y encouragea sans doute que fort peu, s'étant sentie mal acceptée.

( Il en fut d'ailleurs de même avec ses soeurs et son neveu Roger, dont il fut pourtant un temps le tuteur...)


Quant à moi, je devais avoir environ cinq ans lorsque je vis mes grands-parents Nonet pour la première fois. C'était pour les vacances de Noël, en 1925, je crois.

Nous étions arrivés de nuit à la gare La Haye Descartes. Il y avait de la neige, et dans l'obscurité au travers des flocons, on ne voyait que la locomotive grondante et sifflante dont le foyer rougeoyait, enveloppée d'un nuage de vapeur.

Sur le quai, un petit homme très maigre, tout courbé, portant une pèlerine noire au capuchon pointu rabattu sur sa tête, nous attendait, barbiche au vent et lanterne à la main. C'était mon grand-père !

Malgré sa stature cassée - sa tête arrivait à la hauteur de la poitrine de mon père - sa démarche était rapide, tout autant que le débit de sa voix ! Il s'exprimait par petites phrases brèves, en rafales. Prompt à la colère - il projetait alors vivement son menton en avant - il riait tout aussi facilement.

Ma grand-mère nous accueillit dans sa cuisine. Elle me parut très âgée, petite, lente d'allure et un peu précieuse, replaçant avec ses doigts d'un geste délicat, les deux "frisettes" qui ornaient ses tempes. Elle était chaleureuse, mais un tantinet protectrice envers ma mère :

-« Ma chère petite fille, écoutez-moi bien...

Pour moi, elle fut une grand-mère douce, affectueuse et patiente. Je me souviens de ses manières raffinées, de son langage châtié, teinté d'un savoureux accent tourangeau.

Elle avait aussi, pour le gamin que j'étais, une très grande qualité : Elle était très fine cuisinière et surtout - pour moi - une très bonne pâtissière !

Sa gentillesse, son excellente éducation et ses vertus ménagères cachaient un défaut dont on l'accusait : La jalousie ! J'en entendrai souvent parler : Toute sa vie, elle aurait, paraît-il, surveillé et soupçonné mon grand-père, à tort ou à raison...

Quelques années plus tôt, peu avant le début de la grande guerre, mes grands-parents avaient connu le très grand chagrin de leur revers commercial... Et ils avaient du quitter leur grande maison de la Croix Verte où mon père avait passé son enfance.

Depuis, ils occupaient un modeste petit logement de fonction mis à leur disposition par la Grande Papeterie, dans un ensemble d'habitations toutes identiques, modestes maisons ouvrières pourvues d'un minuscule jardinet.

Un perron de cinq ou six marches menait à leur cuisine qui ouvrait directement sur la salle à manger, laquelle ne servait que dans les grandes occasions. Au-dessus, dans les deux chambres de l'étage, meublées à l'ancienne, les lits étaient si hauts qu'il fallait que mon père m'y dépose après en avoir écarté l'énorme édredon de duvet...

Ma grand-mère avait réussi à conserver une partie de l'ancien décor de leur demeure de la Croix Verte, et leur petit « quatre pièces » était rempli à raz bord. Ma mère, qui aimait le style moderne dénudé, jetait des regards destructeurs sur tous ces "ramasse-poussière".

Un escalier très raide conduisait au grenier. Cet endroit, mystérieux, devait devenir pour moi inoubliable pour deux bonnes raisons.

Au cours d'un de mes séjours de vacances, ma grand-mère m'avait autorisé à y monter. Elle m'indiqua un endroit précis du plancher dont deux lattes n'étaient pas clouées. Je les soulevais, et, oh merveille, je découvris deux fusils de guerre allemand, du type Mauser, en très bon état et parfaitement graissés ! J'eus le droit, pendant quelques jours, jusqu'à l'intervention formelle du grand-père, de les prendre et de les manipuler.

Ce fut l'un des plus somptueux trésors de mon enfance ! En les manipulant, mon imagination s'enflammait, et je croyais entendre tous les tonnerres de la guerre !

La seconde raison fut qu'à cette occasion je fis la découverte les aoûtats... La paille du grenier abritait ces horribles et minuscules bestioles qui s'incrustent sous la peau, provoquant de cuisantes et insupportables démangeaisons ! Elles me tinrent compagnie durant plusieurs semaines.

De l'extérieur, on pouvait descendre à la cave-cellier qui s'étendait sous toute la surface de la construction, domaine de l'ombre, tout aussi passionnant, pour le jeune explorateur que j'étais, que le grenier.

Plusieurs tonneaux ventrus, pièces de bois de 220 litres, et demi-pièces, recevaient la récolte de vin de mon grand père. Chacun était muni dans sa partie supérieure, d'une bonde - ouverture qui permettait d'en vérifier la bonne conservation, close par un bouchon de bois enveloppée d'une toile - et d'un robinet, taillé dans du bois de buis, à la partie inférieure. Au-dessus du robinet, il y avait un petit trou, soigneusement clos par un fin cône de bois effilé, le "dousy", trou qui permettait de faire entrer l'air quand on soutirait le vin.

Dans la partie la plus obscure du cellier se dissimulaient les casiers à bouteilles, dont certaines, cachetées de cire, étaient recouvertes de poussière, et même de toiles d'araignées !

A l'opposé, vers la lumière, un superbe établi de menuisier, avec tous ses outils, était installé. Mon grand-père était un habile bricoleur. Il possédait en particulier une série de très rares rabots à moulurer (gorges, queues d'aronde, etc.), et à rainurer.

Dans la cuisine était accroché au mur par sa dragonne, juste derrière la place de mon grand-père, un splendide fusil de chasse à deux chiens. Mon père me vantait souvent les qualités de chasseur de celui-ci : Rapidité et précision du tir.

J'étais fasciné par le comportement de mon grand-père à table. Il mangeait très peu, et buvait un ou deux verres de son vin fruité et légèrement pétillant, à l'arôme de pierre à fusil, guilleret breuvage de Touraine. Le dégustant, il commentait en hochant la tête :

-« Bon petit vin, mais manque un peu de corps ! Il a trop plu avant les vendanges !

Bien que ma grand-mère fasse une cuisine déjà fort relevée, il abusait des condiments, et les moulins à poivre et gros sel, étaient toujours à portée de sa main.

Autre source d'étonnement pour moi, il mettait du vin dans sa soupe ! De sonores claquements de langue témoignaient de sa satisfaction. Il ponctuait son repas d'un compliment gourmand :

-« C'était bon, la grand mère !

De l'époque où il avait eu à régner sur quatre enfants, il avait conservé l'habitude de poser sa canne en travers de la table... Si je me permettais de parler - les enfants ne doivent pas bavarder pendant les repas - il en redressait l'extrémité vers moi d'une manière tout à fait suggestive, et dissuasive...

La pointe blanche de sa barbiche, toujours en mouvement tel un doigt pointé vers son interlocuteur, était un de mes sujets d'observation favori. De toute évidence, il ne fallait pas le contrarier : Un rien le mettait en colère. Ses deux poings martelaient alors violemment la table, et ses yeux étaient braqués, tels des canons de pistolets sur son adversaire. Dans la minute suivante, sa colère tombait aussi vite qu'elle était montée.

Ma mère l'avait jugé :

-« C'est un énervé, mais il n'est pas méchant.

Murs et étagères étaient surchargés de petits cadres, statuettes, sujets en biscuit, rocailles, obus avec douilles de cuivre, lampes aux abat-jour décorés de perles multicolores. Et à tous les endroits où on avait pu les mettre, des napperons brodés et de velours ornés de glands de soie étaient posés...

L'inventaire et l'historique détaillés de ces merveilles occupaient une partie de la journée du lendemain de notre arrivée. Ma grand-mère, ravie de parler du passé, racontait chaque objet. Dans la salle à manger, la pièce la plus surchargée, nous pouvions à peine trouver la place pour poser les pieds sur plusieurs épaisseurs de tapis...

Ma mère écoutait discrètement... Elle éternuait souvent, confirmant ainsi ostensiblement son allergie chronique pour tout "ce qui retient la poussière".

Cette multitude d'objets avait été sauvée du naufrage de la Croix Verte. Mes grands-parents n'avaient pas voulu s'en séparer. Je découvrais ainsi que les objets aimés, compagnons des jours heureux ou malheureux, prenaient une valeur émotionnelle irremplaçable, sans rapport avec leur valeur réelle. Et ces objets, comme les vieilles demeures très longtemps habitées, peuvent même parfois acquérir un véritable potentiel affectif irremplaçable, presque une âme !


Ma grand-mère avait des doigts de fée pour le tricot, le crochet, la broderie et la tapisserie. Au cours de son éducation de demoiselle, elle avait étudié la musique, et elle possédait une jolie voie, bien timbrée, dont elle nous fit souvent profiter, au grand ennui de ma mère, me sembla-t-il...

Un après-midi, l'agilité de ses mains fit mon admiration. Tout en chantonnant, elle me fabriqua un bouquet de fleurs artificielles magnifiques... Elle s'aidait de différents papiers de couleurs, bristol, crépon, et de fils de laiton extraits du fond d'un tiroir. Elle fit cela en un temps record, telle une vraie magicienne !

Les plantes médicinales n'avaient presque pas de secrets pour elle. Un été, elle m'apprit à reconnaître les herbes, les feuilles et les fleurs, d'après un petit livre d'images. Au cours de nos promenades, elle les cueillait, les plaçait dans de petits sachets de papier, et les mettait ensuite à sécher dans le grenier. Parfois, pour faciliter ou contrôler leur identification, ma grand-mère les écrasait entre le pouce et l'index, et en humait leur parfum avec attention. Je lui dois, en ces occasions, la découverte d'un monde de senteurs insoupçonnées.

Grâce à ces cueillettes méticuleuses, chaque malaise avait sa tisane. Ma grand mère pouvaient ainsi soulager la plupart des maux, car à cette époque, on ne faisait venir le docteur qu'en tout dernier recours, ce qui ne manquait pas d'alerter tout le quartier, de la même manière d'ailleurs que la visite du prêtre au chevet d'un malade, aux dernières heures de sa vie.

Le boldo, c'était pour le foie, la bourrache et la violette, contre la toux, la mauve, contre les maux de gorge, l'ortie, contre le rhume des foins, le plantain, pour soigner l'acné... Et d'autres plantes séchées, sauge, primevère, lierre, feuilles de noyer, sureau, mélisse, prèle, marjolaine étaient là pour d'autres malaises...

Mais, ce que j'appréciais par dessus tout, c'était sa manière de faire la cuisine ! Elle utilisait toutes sortes d'épices, d'herbes parfumées. Elle savait ajouter le cognac, le madère ou le vin blanc aux marinades. Elle mijotait des plats savoureux, raffinés, très éloignés des rustiques préparations lorraines traditionnelles de ma mère.

A la fin des repas, elle ne manquait jamais de nous offrir de succulents desserts : Galettes, tartes, crèmes. Ma mère prenait note de ses recettes.

C'était pendant la saison de la chasse que ses talents gastronomiques étaient les plus remarquables. Ses civets de lièvre aux morilles, le lapin de garenne au vin blanc, les perdrix aux choux et le cuissot de chevreuil grand veneur, étaient célèbres ! Avec les autres viandes, pour en relever le goût, ma grand-mère nous servait des moutardes de sa composition, aux parfums variés, estragon, cerfeuil, fenouil.

Elle était aussi l'auteur d'un vinaigre de vin, au goût exceptionnel, qu'elle tirait d'un petit fût de grès bleu dans lequel on versait les fonds de très bon vin.

Dans une armoire soigneusement fermée, étaient rangés des produits aux arômes puissants : poivre noir de Cayenne, poivre vert, laurier, thym, cumin, piment, ainsi que de petits bocaux de safran, de cannelle. Enfin, sur une étagère, des flacons d'huile de noix et d'olive étaient à sa disposition.


Le lendemain de notre arrivée, après la visite consacrée aux trésors de ma grand-mère, mon grand-père nous entraîna vers ce qui était désormais sa passion et sa raison de vivre : Sa vigne !

Chaque fois qu'il se déplaçait, sauf pour aller à la messe ou à la gare, il prenait sa brouette comme on prend sa canne ou son sac... Je n'ai jamais su pourquoi. En été pourtant, il avait une sérieuse raison d'agir ainsi, car c'était le meilleur moyen de faire fuir les vipères, alors nombreuses.

Lorsqu'on allait à sa vigne on traversait un certain petit bosquet particulièrement sec, qui en était infesté. Les sales bestioles se sauvaient devant la roue, ondulant en diagonale vers le couvert. Le grand-père lâchait les brancards, et le temps d'un clin d'oeil, saisissait vivement une baguette d'osier et frappait le serpent en travers du corps ! L'effet était foudroyant : Le reptile était comme cassé en deux !

La vigne s'étendait juste après ce petit bois. La première fois que je la vis, elle me parut vraiment très grande. Et ce jour-là j'entendis des mots nouveaux : Taille, sulfatage, mildiou, greffe, cépage... Le nombre probable de barriques récoltée cette année - généralement entre cinq et sept - selon le climat : Trop de pluie au printemps faisait couler les fleurs, trop à la fin de l'été gâtait la récolte.

Plusieurs années durant, avant la rentrée des classes qui avait lieu ponctuellement le 1ier octobre, nous y allions faire les vendanges. L'excitation de ces journées, soumises aux caprices du temps, demeure intacte dans ma mémoire. Un orage soudain, retardait le travail, et déclenchait la consternation.

Tôt le matin, quand la météorologie était favorable, munis de sécateurs ou de ciseaux, et de grands paniers de bois de forme trapézoïdale fabriqués par mon grand père, nous commencions la récolte.

Entre les alignements de treilles, d'énormes araignées - des épeires dorées, répugnantes et pourtant superbes avec la croix d'or de leur abdomen volumineux - avaient tissé des toiles d'une parfaite géométrie où s'accrochait tôt le matin de fines gouttelettes de rosée. Souvent, je m'y accrochais le visage avec répulsion !

A midi, un rapide repas, copieusement arrosé, redonnait des forces aux vendangeurs. La journée finissant, nous étions moulus de fartigue, les reins douloureux, la nuque et le dos ruisselants de sueur.

On contrôlait alors le travail. Et, gare aux grappes oubliées ! Le fautif s'exposait à en avoir la figure barbouillée. L'endroit de la punition réservé aux filles, provoquait le rire des hommes.

Souvent, le soir, on ramassait des grives, rondes et fermes, saoules de grains de raisin fermenté, incapables de reprendre leur vol... La grand-mère les transformait en un délicieux pâté conservé dans de petites boîtes de fer. Nous les dégustions l'hiver, en nous remémorant les vendanges.


Mon grand-père avait construit et aménagé une cabane en bois, entourée de pêchers, dans le meilleur endroit de sa vigne. Confortable, avec porte et fenêtre, table et lit de camp. Je suis sûr que son but, plus ou moins avoué, était de fuir sa femme chaque fois qu'il le pouvait parce qu'à la maison elle le poursuivait de son bavardage, et l'accablait de petits travaux... C'était son refuge, son domaine réservé.

Fréquemment, dès le matin, il partait avec sa brouette et son casse-croûte du midi, pour ne rentrer qu'à la tombée de la nuit. Ce qui intriguait fort sa soupçonneuse Amélie :

-« Qu'est-ce qu'il peut bien faire toute la journée dans sa cabane, je vous le demande un peu ? Je suis sûre qu'il y rencontre la femme brune, celle de la route du bois ! Une mauvaise garce...


Un soir, à la fin de notre séjour et lors du dernier repas, au moment du savoureux fromage de chèvre de Sainte Maure et des noix, mon grand-père annonça avec cérémonie :

*

-« Il me reste une bouteille de l'année 1900... Nous allons la déboucher en l'honneur de votre visite, mes fieux !

Il remonta de la cave portant dans ses bras, couchée aussi délicatement que s'il s'était agi de l'enfant Jésus, une vénérable bouteille poussiéreuse, au col de cire verdi de moisissures.

Après en avoir enveloppé le goulot dans un coin de sa serviette, il le frappa avec le manche en cep de vigne de son tire-bouchon. On entendit la cire craquer.

Le bouchon ôté, après en avoir soigneusement humé le liège, sans remuer le précieux breuvage, il en versa deux doigts dans son verre. Tout ce rituel s'accomplissant religieusement, dans un silence si respectueux, que je me croyais à la messe, au moment de la consécration !

Hélas, au lieu de la liqueur rubis attendue, un liquide pâle, à peine ambré, s'était écoulé...

Après l'avoir goûté, mon grand père prononça tristement :

-« Il est passé ! Il est éventé !

Je ne lui avais jamais vu une telle expression de consternation sur le visage. Mon père était navré de sa déception...

C'est la fatalité des vins de Touraine si agréablement pétillants et parfumés : Leur mauvaise conservation. Leur alcool ne "tient" pas, il se transforme en gaz carbonique !

Avant de reprendre le train, nous fîmes une visite à la Croix Verte, dans la rue principale de La Haye Descartes. Je vis la maison où avait grandi mon père, une belle bâtisse portant encore son enseigne. Je la retrouverai, cinquante ans plus tard, identique, au cours d'un de mes voyages pèlerinages. Elle existait ainsi depuis plus de cent ans.


Les années passèrent...

Réduits à la solitude de la vieillesse, mes grands-parents vécurent modestement : Ma grand-mère, perdue dans ses souvenirs, mon grand-père, pour sa vigne.

Jusqu'au jour de 1935 où la Direction des Grandes Papeteries décida de reprendre la maison qu'ils occupaient depuis près de vingt-cinq ans. Ils avaient alors soixante-quatorze et soixante-seize ans. Devant une telle catastrophe, que leur restait-il à faire, sinon de demander l'aide de leurs enfants? Par fierté, ils ne le firent qu'en dernière extrémité, tant était grand leur désespoir.

Parvenu à ce point de mon récit, en songeant aux réactions de mes parents, je suis profondément troublé... Aussi, j'abrégerai, car leur attitude me causa à l'époque, un malaise proche de l'incompréhension.

En effet, ils refusèrent catégoriquement de les prendre chez eux ! Alors que nous habitions à Juvisy un spacieux appartement de quatre grandes pièces principales et cuisine, avec au-dessus, une grande pièce mansardée parfaitement habitable, qui m'avait été abandonnée pour servir de cadre à mes jeux, et surtout à mes fantasmes.

Ce refus était non conforme aux souhaits de mon coeur ! Il ne correspondait pas aux préceptes de mon catéchisme et de mon livre de morale qui insistaient sur les devoirs des enfants et sur leurs responsabilités affectives et matérielles envers leurs parents devenus vieux... Cela m'attrista beaucoup, jusqu'à en éprouver une réelle souffrance.

D'autant plus que je ressentais une tendresse, une attirance particulière et spontanée pour les vieillards en général : J'aimais leur compagnie, leurs visages fanés, la bonté de leur regard aux prunelles délavées...

D'âpres discussions au sujet de l'entretien financier du vieux couple eurent lieu entre mes parents et ma tante Léa. Finalement, c'est elle qui, n'écoutant que son bon coeur, accepta de les héberger dans sa petite maison de Saint Gratien.

Elle les logea - si l'on peut dire - dans la seule partie disponible : Le garage, dont le sol était en terre battue ! De tous leurs meubles, bibelots et souvenirs de toute une vie, entassés dans les quatre pièces de leur maison de La Haye Descartes, ils ne purent conserver que le fourneau, un lit, une table et une armoire...

Tout le reste fut vendu, dispersé... Mon père ne conserva que quelques rares objets : Deux douilles d'obus de 75 mm en cuivre ouvragé oeuvre de guerre d'un soldat artiste entre deux combats, une vasque en verre émaillé rose, et l'établi de menuisier avec ses précieux outils. Ce fut tout !

Navrante ingratitude !

Même la vigne, orgueil et raison de vivre du grand-père, fut vendue. Le produit de la vente, ajouté à leurs économies, sera donné au mari de ma tante Léa, afin de le dédommager des frais de leur pension à Saint Gratien.

Ce capital permit à Aristide de mettre à jour, momentanément, ses finances toujours en mauvais état, et aussi peut-être, pour satisfaire une tendance à une certaine cupidité caractéristique des Cassius...

Lorsque je revis mes grands-parents, quelque temps plus tard dans ce pauvre et triste garage, ils étaient devenus des vieillards résignés, aux yeux éteints, avec dans le regard une expression semblable à celle des chiens abandonnés à la fourrière !

Comment mon père a-il pu tolérer cela?

Secrètement, dans le fond de mon coeur, je jugeais son attitude ingrate, presque comme une mauvaise action. Je ne pouvais ni la comprendre, ni lui trouver des justifications.

En fait, et vraisemblablement, c'est sans doute ma mère, si souvent en conflit avec son mari, qui s'était refusée catégoriquement à les héberger. Soit parce qu'elle se rappelait leur accueil réservé lors de son mariage, soit parce qu'en bonne paysanne lorraine calculatrice, elle avait estimé que l'abandon du capital de la vigne et des économies du grand-père compensait largement leur entretien chez tante Léa...

Alors, lentement, de déception en désespoir, la vie se retira de mes grands parents. Ils restaient assis, immobiles, silencieux, des journées entières, le regard vide.

Nous leur avons rarement rendu visite, d'autant moins que les rapports entre mon père et sa soeur Léa s'étaient encore détériorés pour de sordides questions d'argent, lorsque mon oncle Aristide, ayant épuisé le capital reçu, oublia les accords convenus.

Alors celui-ci se montra odieux au point de faire citer mon père en Justice de Paix pour « non-assistance à parents dans le besoin » !

A Saint Gratien, la vie de mes grands-parents fut terne, sans joie et sans espoir. Ils assistèrent, impuissants, aux difficultés pécuniaires de tante Léa après la mort de son imprévoyant mari. Leurs petits-enfants Cassius se conduisirent envers eux avec le plus parfait égoïsme. A tout cela, s'ajoutera, je dois l'avouer, ma propre négligence.

Brusquement, la santé de mon grand-père s'altéra. J'entendis parler d'urémie. Nous allâmes, mon père et moi, le voir à l'hôpital où il avait été transporté. Son visage, resté très beau, était affreusement émacié. Sa barbe, sa moustache et ses cheveux étaient devenus entièrement blancs.

Sa ressemblance avec une tête de Christ à l'ultime étape de sa Passion, me frappa. La maladie lui avait donné un teint jaunâtre. Sa respiration, sifflante et rapide, était pénible à entendre. S'adressant à mon père il murmura dans un souffle :

-« C'est la fin, mon fieux, je vais mourir...

Il avait un regard de suprême résignation.

Son livre de prières, que je lui avais toujours connu à La Haye Descartes, était ouvert, mais retourné, sur sa table de chevet...

Mon attention ne pouvait se détacher de ce masque de cire jaune, osseux, aux immenses yeux gris bleu, si pâles, profondément enfoncé dans les orbites, et d'une effrayante fixité.

Quelques jours plus tard, le 4 novembre 1937, la vie le quittait.

Nous nous précipitâmes à l'hôpital. La mort avait, un peu plus encore, tendu la peau sur ses os, pincé les joues, creusée la bouche, et bleui le tour des yeux... De nouveau, avec ses paupières closes, sa ressemblance avec le Christ mort m'apparut encore plus évidente.

Toute trace de douleur disparue, il reposait, ses mains décharnées et décolorées, croisées sur la poitrine, doigts recroquevillés et retenant un chapelet aux grains noirs.

Je n'oublierai jamais le baiser d'adieu que je déposerai sur son front livide, premier contact physique avec la mort : Horrifié, j'avais eu l'impression d'embrasser un bloc de marbre dur et glacé !


De ma grand-mère, je n'eus pratiquement plus aucunes nouvelles. Mes parents furent sans doute très absents auprès d'elle. Je sus, ultérieurement par tante Léa, qu'elle s'était éteinte doucement, six ans après son mari, le 25 février 1943, pendant la seconde guerre mondiale. J'étais alors bloqué dans le Nord de la France, en zone allemande interdite.

Mauvaise excuse !

Même si je porte un jugement étonné sur mes parents, cela n'absout pas ma négligence personnelle. J'ai, moi-même, été très indifférent et très absent. J'ai même longtemps ignoré le lieu de la sépulture de mes grands-parents !

Beaucoup plus tard, au cours d'un voyage en 1982, après enquête, je retrouverai leur tombe, abandonnée, au cimetière de Saint-Gratien.

Ils avaient fini leur vie dans l'oubli et la pauvreté. Dans leur solitude, ils n'avaient même pas eu le réconfort d'enfants et de petits-enfants prévenants et affectueux ! Quelle lamentable et triste fin de vie pour des parents aussi proches !

Leur triste exemple me fit comprendre, très tôt, que je devrais m'habituer à l'idée que la vieillesse est synonyme d'une fatale débâcle physique, et d'un non moins fatal isolement. J'aurai la prémonition qu'il ne fallait pas compter sur l'amour naturel et automatique de ses enfants ou de ses petits-enfants : Les vieillards, du fait de leur progressive décrépitude, se marginalisent et deviennent une charge encombrante, gênante, pour les jeunes générations.

Je compris ainsi que la mort se tutoie dans l'indifférence générale... Que le passage de la vie à la mort - cet instant le plus importante de notre vie - était une affaire strictement personnelle. La mort était à "négocier", rigoureusement et tragiquement, seul. Seul avec Dieu, quand on a la chance de croire.

Pour moi, ce sera une leçon de sagesse et d'humilité inoubliable. Dans mes moments de mélancolie, lorsque je m'interroge sur la finalité de mon existence, c'est le masque de mon grand-père mort que je revois, pareil à celui de mon père, treize ans plus tard : Ils symbolisent tous deux, en raison de notre évidente ressemblance physique héréditaire, mon sort lors des ultimes heures de mon destin. Prévoyant ainsi, sans désespoir ni regrets, ma solitude dernière. Celle qui m'attend.

Depuis de ce jour du crucial du 4 novembre 1937, la mort est entrée dans ma vie. Elle sera désormais une compagne, discrète, de tous mes instants.

Comme une ombre fidèle.

MES GRANDS-PARENTS HENRIOT.

Depuis son remariage avec la jeune Augustine, "le Jules" a beaucoup changé. Sous la douce mais inflexible autorité de sa frêle épouse - dont le poids ne doit pas dépasser quarante cinq kilos - le quintal de son mari subit sa domination moralisatrice !

Oh, bien sûr, dès qu'il y a du monde, un public, il joue encore les matamores, retrouve sa truculence et ses jurons ! Mais c'est pour sauver la face, pour maintenir son personnage pittoresque de "père Jules". Mais lorsqu'il se retrouve seul en face d'elle dans l'intimité de la grande cuisine de Crévic, il rapetisse à vue d'oeil... Et en grognant, il obéit.

Désormais il mène une vie régulière, sauf quelques très rares incartades, en cachette, consacrées à l'absinthe.

La seule chose sur laquelle Augustine a échoué jusqu'à présent, c'est sur le chapitre de la religion : Le Jules reste un "mangeur de curés" !

C'est dans ces nouvelles dispositions d'esprit qu'il va racheter la boucherie qu'il avait dû céder après le décès malencontreux de sa seconde femme, ma grand mère, en 1913. En 1920, il redevient le boucher charcutier de Crévic. Et bientôt le plus réputé de toute la contrée.

Ses deux premières filles, Laurence et Alice, sont mariées. La première à un sous-officier originaire des Pyrénées qui s'est réengagé dans l'armée. La seconde, Alice, sa préférée, à cet adjudant-chef de Touraine pour lequel il éprouve un bien surprenant sentiment d'affection et d'admiration, peut-être parce que celui-ci est tout son contraire : Un ancien séminariste, religieux, lettré et distingué, mon père !

Cette singulière complicité, sincère et réciproque, est d'autant plus étonnante que rien ne les rapproche. Et pourtant, effectivement, une tendresse spontanée s'est nouée entre l'élégant et fringant militaire et le pittoresque, oh combien ! père d'Alice ! C'est une amitié que rien n'entamera et qui ne se démentira pas avec te temps. Etrange connivence qui lie deux êtres apparemment si opposés : L'un, ascète et moraliste rigoureux, l'autre, viveur et athée !

Quand j'étais enfant, je me rappelle avoir été frappé par cette fascination qu'exerçait "le Jules", être assez frustre et sans-gêne, sur mon père, intellectuel sensible et raffiné !

Je serai toujours surpris par sa tolérance pour la variété des bruits incongrus, que pouvaient émettre ces cent kilos de chair et de graisse avec le plus parfait naturel et sans manifester la moindre gêne ! Au contraire, cela le faisait éclater de rire ! Je ne trouve aucune explication, c'était ainsi : Les grossièretés et les jurons de mon grand père avaient le don de déclencher, immanquablement, les expressions de joie de son gendre !

Il me faut toutefois préciser que dans son genre, "le Jules" était un parfait comédien, un véritable personnage de comédie : Il aurait eu sa place dans le roman "La Jument Verte" de Marcel Aymé. Il jouait un « rôle »


C'est ainsi que, marié pour la troisième fois, avec une jeune femme de vingt ans sa cadette, il va entamer avec succès une nouvelle carrière commerciale. Sa réussite sera totale, et il recueillera l'estime de tout le village, en raison de ses qualités professionnelles et de la loyauté de sa parole.

Augustine, en parfaite femme de tête, va dominer le ménage et son mari. Mais elle sait y mettre les formes pour sauvegarder l'orgueil du mâle !

-« Jules, il faudrait livrer le presbytère ...

-« Jules, avez-vous pensé à payer vos impôts...

-« Jules, n'oubliez pas que le Fernand et l'Alice viennent à Pâques, il faudrait peut-être vous faire couper les cheveux...

En fait, c'est elle qui dirige la maisonnée. Et désormais, pendant trente-sept ans, il en sera ainsi.

Toujours la première levée et la dernière couchée, elle assurait tous les travaux, à la boucherie, aux champs, au jardin, en plus des travaux domestiques - elle lavait elle-même son linge à la rivière en toutes saisons - et de l'éducation de ses enfants. Et malgré toutes ces activités, elle était toujours disponible, aimable et souriante. Comment ce frêle petit corps de moins de cent livres a-t-il pu avoir autant de résistance ?

J'ai l'impression de l'avoir toujours connue vêtue, en semaine d'un éternel tablier en coton gris foncé, et le dimanche, de vêtements noirs et coiffée d'un chapeau de la même teinte en paille d'Italie.

En 1921, elle avait eu une seconde fille : Monique, que tout le monde appellera Monette. Ce tout petit bout de gamine ne tardera pas à séduire son géant de père... Par ses grâces et ses sourires, ce petit ange blond sera l'enchanteresse du "Jules", incapable de résister aux charmes de sa mignonne fillette. C'était un étrange spectacle de voir ce colosse, heureux et ravi, bêtifiant, devant une enfant haute comme trois pommes !

Pour Augustine, seule la mort mettra fin à son dévouement et à l'abnégation dont elle fit preuve toute sa vie.

Ses enfants et petits-enfants, peuvent être fiers de leur maman, et de leur grand-mère !


Dans ce contexte, le Jules, va au fil des années, devenir un personnage attachant, aimable et sympathique. Le village oubliera peu à peu ses mauvaises actions et ses fredaines passées. Il ne retiendra de lui que le pittoresque de son nouveau comportement. Même le curé, son "conscrit", lui rendra désormais visite toutes les semaines.

Mon grand-père cultivera cette image.

Ainsi, au retour de l'office du dimanche, il aimera jouer une scénette avec sa fille préférée, Monette, son angélique poupée blonde aux yeux bleus porcelaine : Elle lui rapportait un morceau de pain béni, et l'obligeait à faire son signe de croix avant de le lui donner à manger...

Lui, faussement bougonnant, marmonnait en se signant :

-« Père, ... Fils, ... Esprit, ... Soit-il...

Il roulait alors des yeux féroces, en véritable cabotin, devant toute la maisonnée attendrie. C'était l'un de ses meilleurs moments de la semaine !

Les fréquentes visites de mon père à Crévic, où nous passions quasiment toutes les vacances, eurent également à n'en pas douter, un effet bénéfique sur l'évolution de sa conduite. "Jules" tenait beaucoup à ce que mon père ait une bonne opinion de lui. Il était très fier de son affection et de son estime.

A la boucherie, il ne manquait jamais d'annoncer à tous les clients :

-« Le Fernand vient de m'écrire...

-« Le Fernand et l'Alice vont arriver...

Ainsi tout le pays était prévenu de notre passage.

Le jour venu, les femmes du village guettaient notre arrivée derrière leurs volets à demi clos, détaillant les vêtements de ma mère qui « s'habillait » à Paris !

Nous trouvions alors mon grand-père - averti par quelques gosses - planté devant sa boucherie, radieux et souriant, poings sur les hanches. Il se laissait embrasser, une larme de bonheur au coin des yeux. Il était rasé de près et portait un tablier qui sortait de l'armoire.

Rituellement, en guise de bienvenue, il me donnait quelques rondelles de saucisson à l'ail.


La boucherie charcuterie Henriot !

Quand j'étais petit enfant, ces mots évoquaient un univers mystérieux et inquiétant. L'étalage de la viande crue, sanguinolente, me faisait peur. Et pourtant, j'étais fasciné par ce lieu fleurant bon les produits fumés, qui m'était interdit, et où je ne pénétrais qu'accompagné.

Protégé par de grandes grilles de fer verticales, le magasin donnait directement sur la place, et il était ouvert en plein vent toute l'année. Sur le comptoir de marbre blanc trônait une balance Roberval aux deux plateaux de cuivre parfaitement astiqués.

Des quartiers de viande étaient alignés sur l'étal, d'autres étaient suspendus à des crochets. Des carrés de carton noir indiquaient les prix inscrits à la craie blanche.

Contre le mur de droite, un billot de bois très épais, planté sur quatre robustes pieds, ressemblait à un établi de menuisier. Le dessus était toujours comme neuf, car raclé plusieurs fois par jour pour mesure d'hygiène. Dans une rainure taillée à cet usage, étaient rangés des couteaux de toutes tailles, aux lames dangereusement brillantes et meurtrières, qui voisinaient avec des tranchoirs d'acier, sortes de haches capables de fendre les os à moelle les plus épais dans le sens de la largeur.

Sur le mur opposé, s'ouvrait la double porte de la glacière, car on ignorait encore les réfrigérateurs électriques. Il fallait l'alimenter avec de grands pains de glace, blocs translucides d'un mètre, à section rectangulaire, qu'une usine régionale livrait tous les matins avec un fourgon blanc tiré par un cheval placide.

Mon grand-père jonglait avec ses outils comme un artiste. J'admirais surtout la façon qu'il avait, tout en parlant avec ses clientes, d'aiguiser un couteau qu'il tenait dans sa main droite avec un « fusil » actionné par sa main gauche, le tout à un rythme accéléré, dans un méchant bruit d'acier. Ou encore, je regardais avec étonnement l'habileté de son poignet imprimant à son couteau à parer - à la courte lame effilée - les mouvements nécessaires pour que les os, libérés de leur masse de chair, jaillissent blancs et brillants comme de la nacre.

J'attendais aussi avec impatience, quand il finissait de préparer une escalope par exemple, le péremptoire coup final donné avec le plat du tranchet, pour aplatir et agrandir la tranche de viande, l'envol de celle-ci entre deux épaisseurs de papier - l'une jaune paille, l'autre glacée et transparente - vers l'un des plateaux de la balance. Suivaient la valse des poids de cuivre, véritable numéro de prestidigitation dans lequel mon grand-père excellait.

En un instant, les plateaux de la balance se retrouvaient à l'horizontal, et presque à la même seconde, le paquet se retrouvait entre les mains de la cliente qui se voyait gratifiée d'un sourire et d'une formule magique :

-« Trois francs soixante-quinze, ma petite dame, et ça sera extra !

Comment faisait-il pour fixer le prix, lui qui n'avait jamais su compter ? Quand avait-il eu le temps de glisser, avant la pesée, un morceau de gras ou de peau entre les deux papiers?

Si une cliente le lui faisait remarquer, il le prenait de très haut :

-« Si vous voulez manger de la viande sans gras ni peau, il faut manger des oeufs, ma petite dame !

Grâce aux bons soins d'Augustine, sa tenue de boucher, qu'il changeait tous les matins, était toujours impeccable. Un pantalon de toile blanche rayée de bleu, une veste bleue à quatre poches, un long tablier blanc très enveloppant, relevé sur le côté gauche pour dégager l'accès à un ceinturon de cuir avec l'étui à couteaux. Au cou, il portait un foulard à carreaux bleus et rouges, artistiquement noué. Il avait toujours les manches retroussées sur ses avant-bras puissants, quelle que soit la température.


Toute autre était sa tenue quand il tuait le cochon...

C'était une opération hebdomadaire qui me terrorisait. On ne me permettait pas d'ailleurs d'y assister. Pour y parvenir il fallait que je ruse, que je me cache. Malgré l'écoeurement, le spectacle m'hypnotisait. Il me semblait entrevoir l'antichambre de l'enfer.

C'était à la fois odieux et passionnant ! J'éprouverai les mêmes sensations en assistant, beaucoup plus tard, à ma première corrida en Espagne.

Mon grand-père officiait en blouse noire usagée, serrée à la taille par un cordon, pantalon de velours et sabots. Je lui trouvais alors, l'air d'un dangereux brigand.

Dans l'arrière cour de la boucherie, entourée des stalles sombres de la porcherie derrière lesquelles on devinait d'inquiétantes ombres qui faisaient entendre des cris suraigus et des piétinements précipités, se trouvait un carré pavé d'environ huit mètres sur huit, en impluvium, avec en son centre la grille d'un puisard, ainsi qu'un anneau solidement scellé dans le sol.

Contre l'un des murs, une échelle était inclinée. Juste au-dessus, accrochée à une poulie, pendait une corde épaisse d'un pouce. A l'une des extrémités était fixée une pièce de bois horizontale munie de gros crochets de boucher à chacun de ses bouts.

Lorsque l'heure de l'abattage arrivait, mon grand-père appelait Augustine. La tragédie pouvait commencer.

D'abord, il fallait sortir le cochon de sa bauge, puis réussir à lui passer un noeud coulant à l'une de ses pattes avant, la corde coulissant dans l'anneau fiché dans le sol. Ensuite, en tirant de toutes leurs forces réunies, ils amenaient l'animal contre l'anneau. La corde était ensuite fixée par un noeud solide, tandis que l'animal se débattait furieusement, poussant des cris déchirants qui alertaient tout le village :

-« Le père Jules est en train de tuer !

Alors se déroulait la morbide cérémonie. Le grand père, armé d'un lourd maillet de bois, tournait autour de sa victime gesticulante, afin de trouver l'angle favorable qui lui permettrait de lui assener un coup derrière la tête. Le maillet s'abattait avec force, implacable et foudroyant. La bête, assommée, s'immobilisait sur le côté, les pattes tremblantes.

Avec une agilité que sa corpulence ne laissait pas soupçonner, mon grand-père se baissait et tranchait net d'un coup de couteau la gorge de l'animal à l'endroit précis de la carotide !

Le sang jaillissait puissamment, par saccades, rougissant le pavé. L'animal était alors aussitôt accroché à la corde par les deux pattes arrière, et hissé grâce à la poulie. Le corps pendait de façon obscène, ventre en avant, le long de l'échelle. Un grand seau de bois était placé sous la tête pour recueillir le sang. Toutes ces opérations avaient eu lieu très rapidement, nécessitant de violents efforts comme lorsqu'on livre une bataille.

Tandis que la bête se vidait de sa vie, agitée de soubresauts et geignant de plus en plus faiblement, et que sa gueule se couvrait d'une mousse de grosses bulles rouges, ses bourreaux marquaient une pause.

Le Jules essuyait ses mains ensanglantées, son visage ruisselant de sueur. Augustine l'épongeait avec un grand mouchoir à carreaux, et lui servait un verre de vin rosé des coteaux.

Elle évaluait du regard l'animal :

-« Il fait au moins deux cents livres !

Hors d'haleine, le Jules précisait dans un souffle :

-« Deux cent vingt... »

Et il ne se trompait pas !

Tout ce qui devait suivre ensuite, allait s'accomplir lentement, méthodiquement, et dans un calme qui contrastait avec la fulgurance du rite de la mise à mort.

Quand le seau de bois était aux trois quarts plein et que de la plaie béante seules quelques gouttes de sang coulaient encore, le grand corps écartelé était devenu une carcasse.

Le dépeçage pouvait commencer.

D'abord il fallait inciser l'abdomen en son milieu, de la gorge jusqu'à l'entre cuisse, mettant ainsi à nu la complexité troublante des viscères. Une odeur fade et chaude se répandait. A petits coups de couteau, mon grand-père tranchait les amarres transparentes de l'ensemble de l'appareil digestif. Intestins, foie, panse étaient détachés et recueillis dans un large drap que tendait Augustine.

Un dernier coup de lame sectionnait le rectum. Un jet de matières fétides et incongrues, d'une odeur nauséabonde, emplissait l'air de ses relents nauséabonds. Mon grand-père, nullement gêné, vidait entre ses doigts le contenu du gros intestin et de la vessie. Puis, il ouvrait le sternum, prélevait les poumons et les gonflait comme des ballons, s'essuyant ensuite le front d'un revers de main. Le coeur, sanglant et violacé avait droit à une cuvette émaillée.

Enfin la carcasse était sciée en deux parties, dans le sens de la longueur, suspendue chacune à un crochet. Le grand père, les épaules protégées par une grande serviette propre, les transportait l'une après l'autre sur le billot pour les débiter. De l'animal vivant deux heures plus tôt, il ne restait plus maintenant qu'un amas de chair et d'os : De la viande de boucherie.

Je n'ai pas médité ni contrôlé l'exactitude du récit que je viens de faire... Car l'intensité des émotions ressenties, la cruauté, l'horreur des scènes vécues dont je n'avais pu détacher mes yeux, étaient telles, qu'elles se sont profondément gravées dans ma mémoire... Spontanément, j'en ai retrouvé le déroulement aussi tragique que pour un sacrifice rituel. Avec la même spontanéité, j'ai eu encore au coeur la folle angoisse devant la mort, qu'illustrait si parfaitement ce flot de sang s'échappant par jets de la gorge transpercée !

Le soir, au dîner, je regardais les mains puissantes et calmes de mon grand-père trancher le pain pour toute la maisonnée, ces mains qui quelques heures auparavant, avaient donné la mort ! Ces mains qui, comme à l'accoutumée, elles iront tout à l'heure caresser doucement le front et les cheveux de sa fille préférée, Monette, à l'heure du coucher...


Le lendemain de l'abattage, c'était le jour du charcutier, le troisième aspect de la profession de mon grand-père.

La cérémonie se déroulait dans une grande pièce, derrière la cour de l'abattage. Il y rougeoyait une énorme et noire cuisinière à bois, dont le dessus était encombré de casseroles, de marmites, et de chaudrons.

Jules évoluait dans cet univers, remuant, saupoudrant, effectuant de savants mélanges selon les recettes précises avec les différents abats, depuis le foie, les tripes, la tête, la langue, le museau, sans oublier le sang, pour en faire des pâtés, des terrines, des saucissons et son fameux boudin célèbre au-delà du canton. Pour ne pas se brûler les mains, il se servait d'une vieille casquette, qu'il reposait ensuite sur sa tête après usage !

Il ressemblait à un alchimiste au milieu de ses cornues dans son laboratoire, tel que sur certaines images de mon livre d'histoire...

Curieusement, mon père qui était la propreté même (il détestait le gras et les taches), se plaisait à assister son beau-père dans l'élaboration de ses charcuteries ! Il passait des heures dans cet antre consacré au saindoux, épluchant ails et oignons, découpant de fines bardes de lard, tournant le volant de la machine à hacher la viande, nouant les saucisses à intervalles réguliers...

L'une des spécialités charcutières du Jules - renommée à juste titre - étaient ses produits fumés : Jambons, lard de poitrine, saucissons.

L'art consistait à suspendre ces pièces dans un réduit peu aéré, où l'on entretenait un feu de bois à demi étouffé. Tout le secret résidait dans le choix des essences : Charme et bouleau, je crois.

Ce bois brûlait mal, dégageant une épaisse fumée blanchâtre qui emplissait le local. Les pièces, suspendues par des ficelles sur plusieurs étages au-dessus des braises, y restaient deux, trois jours, ou plus, selon leur importance. Ces produits fumés, au parfum si particulier, entraient dans la confection des plats lorrains traditionnels, depuis la soupe au lard, la quiche, jusqu'aux savoureuses omelettes aux lardons.


En repensant à mon grand père, me reviennent à l'esprit d'autres faits, scènes ou anecdotes, qui caractérisent la remarquable originalité de son personnage, entre autre ces traits quelques peu caricaturaux...


L'appétit, la voracité même, de mon grand-père, étaient stupéfiant ! Il avalait tout, sans mâcher, dans un complet désordre. Au début d'un repas, lorsqu'il était affamé, une louche de crème pouvait parfaitement accompagner un morceau de lapin en civet et un demi- bocal de fraises, en guise d'apéritif ! Au cours du service, il finissait tous les plats, toutes les casseroles, en un clin d'oeil.

Mon père qui était au régime "grillades - biscottes", et qui "chipotait" dans son assiette, s'esclaffait franchement aux exploits pantagruéliques de son beau-père.


Pendant les soirées, comme n'existaient ni radio, ni télévision à cette époque, traditionnellement, on jouait au "Nain Jaune", avec des petites mises de l'ordre de cinq sous. Jules ne se privait pas de tricher honteusement, mais il fallait se dispenser de le remarquer, sinon, c'était un motif de « casus belli » ! D'ailleurs, quand il perdait, il arrêtait très tôt la partie. Dans le cas contraire, le jeu se prolongeait fort avant dans le nuit.


Ce bon vivant, goinfre à ses heures, était pourtant un fin gourmet, capable d'apprécier la bonne chair. Sa cave contenait de vénérables bouteilles de vin, bordeaux et bourgognes. Parfois, le dimanche, il en débouchait une après en avoir fait sauter la cire du goulot, annonçant solennellement le cru et l'année: "Château-Margaux 1913" ou "Meursault 1920".

On dégustait la liqueur à petites lampées, en croquant des noix sèches, tandis qu'il s'octroyait sans aucune gêne, la moitié du flacon sous le regard réprobateur d'Augustine qui lui intimait :

-« Jules, servez aussi Fernand et Alice... Quant à vous, vous ne devriez pas tant boire devant les petites...

Le vin le rendait heureux, son visage luisait. Il rajeunissait. Parfois, quand il était un peu gai, il entonnait quelques phrases - toujours les mêmes -, de deux chanson. L'une d'elles débutait ainsi :

-« Tous les conscrits ont quitté le village,

Plus d'une mère a les larmes aux yeux.

Parents, amis, étaient sur leur passage... »

Qui devait lui rappeler le temps de son service militaire.

Une autre se rattachait mystérieusement à ses souvenirs parisiens :

-« A la grenouillère, j'allais me baigner,

Quand une cannotière( ?),

Vint me prendre mes effets !

Je me mis à lui crier :

Hola ! fouchtra , fouchtra ! »

C'était sans doute une chanson provinciale, apprise, sur un air de bourrée, chez les "bougnats" des faubourgs parisiens d'avant 1900. Ces cafés étaient tenus par des couples d'auvergnats débarqués de leur pauvre province. Le mari exerçait le métier de charbonnier, la femme s'occupait du « bistrot », peu difficile sur la qualité de la clientèle attirée par cet endroit chaleureux et bon marché.

Nous n'avons jamais entendu la suite de ces chansons, mais chaque fois qu'il les chantait, l'évocation de cette période de sa vie l'émouvait toujours autant : De grosses larmes - il avait la larme facile, ce qui faisait partie de son jeu et de son charme auprès des femmes - coulaient sur ses larges joues...


Je passais, souvent seul, de longues semaines de vacances à Crévic, surtout pendant les étés de 1926 à 1932... Je pus ainsi observer les relations de mon grand-père avec son épouse Augustine. Un jour, une scène m'impressionna tout particulièrement, parce qu'elle m'ouvrit des perspectives inattendues en raison du caractère emporté du Jules et de l'apparente docilité de son épouse.

A la fin d'un repas de midi, il s'était mis en colère parce qu'Augustine ne débarrassait pas assez vite la table à son gré... N'obtenant pas d'obéissance immédiate, pour bien montrer qu'il était bien le maître, jurant et sacrant, il balaya à terre d'un revers de l'avant bras toute la vaisselle qui était sur la table, qui se brisa dans un grand fracas sur le carrelage !

Je m'attendais au pire...

La menue Augustine, nullement impressionnée, avait crânement bravé son colosse d'adversaire dont le visage empourpré roulait des yeux terrifiants, en disant :

-« C'est bien Jules, et maintenant, à moi !

Et à son tour, elle avait projeté sur le sol toutes les assiettes, tasses et sous-tasses qui se trouvaient sur l'évier !

Rendu fou furieux, Jules se précipita sur elle, la main levée !

Alors son petit ange blond, sa Monette qui avait tout au plus cinq ans, se jeta sur lui, en le frappant de toute la force de ses petits poings :

-« Méchant, vilain ! Si tu touches à la maman, jamais plus je ne t'embrasserai !

Augustine, tête redressée, les poings sur les hanches, le défiait.

Sidéré, puis vaincu, le géant battit en retraite dans la pièce d'à côté, en maugréant.

Comme nous voulions, Monette et moi, ramasser les débris de faïence, Augustine décréta :

-« Laissez, enfants, c'est le "papa" qui le fera !

Quelques minutes plus tard, de la chambre voisine, la voix de mon grand-père, étonnamment radoucie, méconnaissable, appela :

-"Monette, viens me voir !

La fillette revint peu après, avec dans sa menotte quatre grosses pièces d'argent de cinq francs (bien que retirées de la circulation depuis la fin de la guerre, mon grand père avait conservé dans une ancienne boîte en fer un stock de pièces d'argent de 1, 2, et 5 francs démonétisées, mais qui étaient encore acceptées et même très appréciées par les commerçants) en déclarant :

-« Le papa a dit que c'était pour acheter un autre service de vaisselle, mais il veut absolument qu'il y ait des fleurs dessus...

-« Bien, enfant, enlevons nos tabliers, et allons tout de suite en faire l'achat.

Et elles partirent aussitôt !

Je restais seul sur le champ de bataille, bientôt rejoint par mon grand-père, calme et naturel, comme si rien ne s'était passé.

-« Jocrisse, (c'était l'un des trois doux surnoms dont il m'affublait quand il était de bonne humeur, un autre était Zigoto, et lorsque son caractère était à l'orage, il m'affligeait d'un persiflant «l'artiste », qu'il prononçait »l'artisse...), ramasse tout ce qui est par terre, et je te donnerai une bonne pièce pour t'acheter du roudoudou ! (C'était une sorte de ruban à l'anis, en pâte de réglisse).

Je n'ai jamais oublié la manière dont la fragile Augustine avait mâté mon géant - j'étais si petit à l'époque - de grand-père ! J'avais songé au combat de David et Goliath, de mon livre d'Histoire Sainte...


Des après-midi que je n'aurais pas manqués pour une tartine de confiture de mirabelles, étaient ceux des brèves rencontres de mon grand-père avec le curé de Crévic vêtu de sa belle soutane noire.

-« Bonjour, Monsieur Henriot !

-« Bonjour, le rabachon !" (un rabachon, en lorrain, c'est un bavard qui raconte toujours les mêmes histoires ; la familiarité de mon grand-père s'expliquait par le fait qu'ils étaient "conscrits"). C'est pas encore aujourd'hui que tu vas me confesser !

-« Bien sûr, Monsieur Henriot ! Je viens seulement vous demander des nouvelles de votre santé.

-« T'occupes pas, moinillon ! Tu crèveras avant moi !

-« Pas sûr...

Pourtant, effectivement, le brave curé de Crévic devait décéder quelques mois avant mon grand-père...


En fait, au fil des années, l'ancien "rouge mangeur de curé", avait plutôt rosi... Il lisait désormais, de la première à la dernière ligne - petites annonces comprises - l'Est Républicain", journal modéré.

En cachette, pour que personne ne s'aperçoive de son évolution, il feuilletait aussi "Le Pélerin", que nous achetions le dimanche à la sortie de l'Eglise.

Ses seules incartades sérieuses, depuis son mariage avec Augustine, étaient ses arrêts prolongés après le travail, en se cachant, au café du maréchal-ferrant pour y consommer des verres d'absinthe dont il raffolait.

En ces occasions, l'horloge biologique ultra précise qui réglait les besoins de son vaste estomac - midi et dix huit heures-, se déréglait mystérieusement.

Augustine, vite alertée par ce retard, ne mettait pas longtemps à en comprendre la raison. Elle nous envoyait, Monette et moi, chercher "le papa".

L'une à droite, l'autre à gauche, pour prévenir tout mouvement de roulis suspect, nous ramenions le délinquant, fort énervé et râlant ferme, jusqu'au perron de la maison. Là, soudain, à l'approche du sanctuaire d'Augustine, il "rapetissait". Sa superbe s'éteignait. L'inquiétude et un sentiment de culpabilité le rendaient presque craintif :

-« Donnez-moi la main les enfants...

Plantée devant la cuisinière, Augustine examinait le coupable:

-« Vous avez encore bu, Jules ! Vous devriez avoir honte. Quel exemple pour vos petites filles !

Ces jours-là, il mangeait en silence, quêtant le regard de sa fille Monette. Puis, il s'endormait sur sa chaise, en ronflant bruyamment.


En 1930, mon grand-père eut un accident. Aidé par Augustine il procédait comme chaque semaine à l'abattage. Cette fois, la corde qui arrimait l'animal - une truie particulièrement vigoureuse -, à l'anneau scellé dans le sol, se rompit. Furieuse, la bête le mordit cruellement et profondément à mi mollet.

Mon grand-père refusa que l'on fasse venir le docteur. Pour tout soin antiseptique, il se contentant d'un garrot fait d'un grand mouchoir noué, et de l'application de pansements à la mirabelle à 60 degrés. La blessure s'infecta, les os du péroné et du tibia ayant été atteints. Par peur du bistouri, il ne voulut pas recourir à la médecine. La plaie se referma très lentement et très mal. Par la suite, on s'aperçut que des muscles avaient été partiellement sectionnés !

De ce jour, le Jules fut en partie infirme. Il se déplaçait difficilement en raison de son poids, en tirant la jambe et s'appuyait sur deux bâtons à fumer les saucisses, qui lui servaient de cannes.

Avec les années, sa santé se détériora progressivement. D'abord plusieurs anthrax. Il souffrit ensuite de problèmes respiratoires. Puis digestifs jusqu'à une occlusion intestinale (il devait savoir pourquoi !)... Enfin, un état de diabète s'installa. Sa force et son entrain diminuèrent.

Il ne pouvait plus tuer et dut avoir recours à un employé avec lequel il ne s'entendit pas.

C'est ainsi qu'en 1934, fatigué et ayant amassé un petit capital, il vendit sa boucherie à l'un de nos cousins : Henri Royer. Il avait alors soixante-six ans.

Sa raison de vivre ayant disparu. il devint un autre homme, sans motivation, presque un vieillard. Il consacra désormais le plus clair de son temps à la pêche. Souvent, il s'installait en haut du pont du Sânon, ou sur ses berges. En hiver, pour passer le temps, emmitouflé de lainages, il sciait en bûches régulières, des stères de bois pour alimenter le poêle en faïence et la cuisinière, car, à Crévic, on n'achetait que rarement du charbon.


J'ajouterai qu'il nous quitta, en fin de vie, dans son sommeil, sans avoir pu recevoir les derniers sacrements de l'église, qu'il n'aurait sans doute pas refusé en d'autres circonstances.


J'ai évoqué la mirabelle au cours de ce récit.

En Lorraine, la mirabelle était une institution. Au point que le mirabellier aurait pu être, avec le chardon - « Qui s'y frotte s'y pique » -, le second emblème de la province.

A cette époque, le mirabellier était roi dans les vergers sur les coteaux, et de chaque côté des routes. En août, les savoureux fruits mûrs, piquetés de rouge, pointillaient d'or les arbres. Ce fruit délicieux, sucré, juteux, parfumé, permettait de confectionner, outre l'alcool, des tartes et des confitures sans pareilles !

Les mirabelliers d'autrefois, aux petits fruits si odorants, ont pratiquement disparus aujourd'hui, au profit d'arbres plus jeunes, plus prolifiques, couverts de gros fruits pâles et fades, mais de meilleure rentabilité. Seuls subsistent quelques vieux arbres, sarmenteux, aux merveilleux fruits réfugiés à leur faîte, à la "quiquelle".

Pour l'eau de vie, août était le mois du ramassage des fruits, pas celui de la cueillette. Les mirabelles, gorgées de suc et de soleil, devaient se détacher d'elles-mêmes de la branche. La qualité et la qualité de l'alcool qu'on obtiendrait en dépendaient.

Le grand-père exigeait que tout soit ramassé, même et surtout les fruits déjà bleuis et pourris. Il fallait alors se méfier des guêpes, très nombreuses, qui se logeaient à l'intérieur. Si l'on était piqué, il fallait immédiatement enlever le dard avec une épingle à tête que l'on portait toujours sur soi.

Le ramassage terminé, les paniers remplis étaient déversés dans de vieux tonneaux, dans un coin de la grange. Mon grand-père mélangeait aux mirabelles, dans des proportions précises, des quetsches oblongues et violacées, ce qui lui permettait d'obtenir une eau de vie originale, délectable et renommée.

A la fin de l'automne, commençait le cérémonial de la distillation, dont le gros alambic de cuivre rouge était la vedette. Plusieurs jours à l'avance, le tambour de ville en avait annoncé l' arrivée.

L'artisan ambulant installait son matériel dans une grange de ferme. Il recevait de chaque futur client, le bois pour l'entretien du foyer sous la cuve ventrue en forme d'énorme poire.

Chacun, à son tour, apportait sa récolte et surveillait l'opération. Le "Jules" était tout particulièrement attentif, car son eau-de-vie passait pour être la meilleure du pays.

Dans la pénombre, le liquide épais, poisseux, verdâtre et peu ragoûtant coulait des tonneaux. Il se transformait mystérieusement quelques heures plus tard en un extrait limpide, transparent et volatile, à l'odeur fruitée incomparable. Ces effluves, à elles seules, étaient presque enivrants.

Gamin, il m'arrivait d'être témoin de cette subtile alchimie. Elle se faisait par la grâce de l'alambic en cuivre qui étincelait, rougeoyant dans l'ombre, quasi diabolique. C'était quelque chose de magique, comme dans l'illustration de mon livre d'histoire qui représentait un savant du Moyen Age penché sur ses cornues, à la recherche du secret de la pierre philosophale.

Le grand-père guettait le degré d'alcool, fixé par la loi à 40°. Par l'intimidation, il exigeait de l'artisan 45°, au moins ! De plus, il réclamait quelques litres à plus de 60°, soi-disant destinés à usage thérapeutique !

Cette eau de feu remplaçait en effet souvent, dans les fermes lorraines, l'alcool à 90°, ou la teinture d'iode, pour désinfecter les petites et les grandes plaies. De même, étaient ainsi traités, les "mal-blancs" (infection sous un ongle de la main, provoquée par une écharde ou une épine), et les abcès dentaires. A cette époque, en Lorraine, tous les pansements fleuraient bon la mirabelle !

Le Jules gardait, sur une étagère du vaisselier de la salle à manger de style Henri II, un flacon de cette eau-de-vie à 60°, car il adorait jouer un tour aux visiteurs de la ville...

Il leur en servait une rasade, puis il se réjouissait bruyamment de les voir se congestionner, suffoquer, quand l'alcool quittait la bouche pour glisser dans la gorge. Leurs yeux révulsés, leur visage soudain rougi, leurs suffocations, étaient pour moi un spectacle si comique, que je guettais avec impatience le traditionnel :

-« A la bonne vôtre ! »

de mon grand-père, prélude au dénouement inéluctable.


Pour illustrer encore la personnalité attachante de mon grand père, je ne résiste pas au plaisir de communiquer l'une de ses très rares lettres écrites de sa main - avant d'en sourire, que l'on songe qu'il n'était pas allé à l'école au-delà de l'âge de neuf ans! - accompagnée d'une autre rédigée par son épouse Augustine.

Ces rares courriers du Jules, étaient le régal de mon père, qui en riait et pleurait à la fois d'attendrissement, en les parcourant.

(Cf. annexe : Lettres du Jules et d'Augustine).

Je terminerai enfin le portrait de mon aïeul par trois dernières anecdotes.


Mes parents l'avaient décidé à venir passer quelques journées chez eux en banlieue parisienne, pour lui permettre de visiter la fameuse Exposition Coloniale Universelle de 1931, dont le succès remplissait chaque jour plusieurs colonnes dans les journaux.

Il avait quitté Crévic de bonne heure le matin, pour prendre à Nancy un express qui arrivait à Paris vers midi. Mon père et moi l'attendions à la gare de l'Est. Il y avait, en raison de l'importance de l'événement, beaucoup de monde.

"Jules" sortit du train de fort méchante humeur : Durant tout le voyage, sa voisine s'était plainte du fait que, en plus de sa place, il avait occupé sans supplément la moitié de la sienne !

Dans la gare, peu habitué à côtoyer tant de monde à la fois, ni à être bousculé, sa mauvaise humeur s'accrut encore. Elle atteignit son comble dans le métro - surchargé à cette heure de pointe - quand près de lui, une belle voyageuse déclara, l'air pincé, à la cantonade:

-« Mon Dieu, mais ça empeste le poisson ici !

Se sentant concerné, le "Jules" la foudroya du regard avant de prononcer :

-« C'est ça qui vous dérange, Madame ?

Et il sortit de sa poche une splendide anguille d'un bon mètre qu'il avait tirée à l'aube des roseaux du Sânon pour l'offrir à ma mère - qui appréciait particulièrement ce plat - en guise de bouquet de fleurs !

L'exhibition imprévue du poisson aux allures de serpent, tenu à pleine main sous le nez de la dame à l'odorat trop délicat, fut du plus heureux effet, d'autant quelle était accompagnée d'un chapelet de "mots doux" susurrés par mon grand-père, et dignes de son meilleur répertoire !

Fort heureusement, la rame arrivait en gare d'Austerlitz, et mon père tira vivement son beau-père et l'anguille hors du wagon !

Il était venu voir l'Exposition, mais son premier contact avec la foule parisienne lui avait largement suffi. Il refusa catégoriquement de s'y rendre. Mon père insista :

-« Mais vous êtes venu pour cela, père Henriot !

-« Je m'en fous ! Je ne bouge plus !

-« Mais vous ne pourrez rien raconter quand vous rentrerez à Crévic...

-« Vous faites pas de bile, je lirai les journaux, et vous me montrerez des images.

Quinze jours plus tard, nous repartîmes tous ensemble pour Crévic. Le lendemain de notre arrivée qui était un dimanche, dès le matin, le "Jules" s'assit sur son banc, devant la porte de sa maison rue de l'Eglise...

Derrière les volets clos, nous guettions, amusés, comment il allait se tirer d'affaire.

A l'appel des cloches, les premières ouailles - des femmes - passèrent devant lui et l'interrogèrent :

-« Alors, père Jules, ce voyage à Paris, ça s'est bien passé ?

-« Formidable !

- « Vous avez vu l'Exposition Coloniale ?

- « Tout !

- « C'était bien ?

- « Unique !

- « Pas trop fatigant ?

- « Faut le faire.

- « Qu'est-ce qui était le plus beau ?

- « On peut pas dire...

Des gamins s'arrêtèrent :

- « Vous avez vu des Peaux-Rouges, père Jules ?

- « Comme j'te vois !

- « Et des chinois ?

- « Itou !

Les gosses s'égayèrent dans le village, propageant partout la stupéfiante nouvelle :

-« Le père Henriot a vu des Chinois et des Peaux Rouges à Paris ! »

Ainsi s'écrit l'histoire...


Une autre anecdote restera inoubliable...

Au cours de ce voyage, ma mère n'avait pas résisté au plaisir de présenter son père à l'une de ses meilleures amies - et des plus représentatives - Madame Létot.

C'était une personne d'un milieu social supérieur au nôtre, ce qui la flattait un peu. Elle était la mère des deux de mes meilleurs camarades d'école, Nicole et Francis. Ils habitaient une très belle maison qui bénéficiait d'une pièce extraordinaire pour l'époque : Un salon !

D'emblée, tout déplut à mon grand-père : L'élégance un peu précieuse de la dame, ses "salamalecs", ses tournures de phrases raffinées.

Le début du drame survint au moment du goûter.

Il avait l'habitude, dans sa boucherie, de casser la croûte d'une ou deux saucisses et d'un demi bol de pâté... Or à ce moment, apparut sur la table un très joli plateau de porcelaine sur lequel était disposé, raffinement suprême, un assortiment de toutes sortes de "Petits fours", macarons, éclairs, tartelettes... De très, très, très petites patisseries...

Le Jules considéra ces friandises pour bébé avec férocité, vérifiant d'un coup d'oeil vers la cuisine s'il y avait autre chose, une suite... Il calcula aussi et rapidement le nombre des convives autour de la table. Ca se présentait mal !

En raison de son âge, madame Létot, suprêmement courtoise, l'invita à se servir le premier. En voyant son énorme main recouvrir le plateau de faïence, je redoutais le pire.

Ma mère se précipita en disant :

-« Je vais te servir papa !

Ce qui lui valut d'être remerciée par un glacial vouvoiement de mauvais augure:

-« Si vous voulez madame...

Ce «vous » et ce «madame » à sa fille, lui qui tutoyait tout le monde, ne laissaient rien présager de bon pour la suite...

Dans de très beaux verres à porto, Madame Létot nous offrit ensuite un vin blanc qu'il était de très bon ton de savourer à petites lampées. Lui, n'en fit qu'une gorgée...

Son hôtesse se méprenant sur sa hâte, lui demanda :

-« Vous aimez le Montbazillac Monsieur Henriot ?

-« Mont... quoi ? Je croyais que c'était du miel !

Je pouffai de rire, ce qui entraîna l'hilarité de mes petits amis Nicole et Francis. Ravi d'amuser la galerie, mon grand-père oublia sa colère. Il choisit alors de faire le clown, raflant d'un revers de sa grosse poigne ce qui restait des petits fours pour les déglutir en une seule bouchée !

Le clou du spectacle eut lieu lors de la dégustation de la "Bénédictine"...

Il n'y avait, à ma connaissance, que chez Madame Létot que l'on servait un tel délice, cette liqueur si merveilleusement parfumé que je le dégustais avec la plus grande lenteur possible pour prolonger mon plaisir. Cet élixir était servi dans de minuscules petits verres de cristal prévus à cet effet, des verres à liqueur, de la dimension d'un dé à coudre, tout exprès sortis d'un précieux coffret de marqueterie.

Le Jules évalua son très petit verre... Puis, il avala le tout dans son énorme bouche en proférant :

-« M . . . . ! J'aurais dû l'attacher avec une ficelle !

Quelques secondes après, il recrachait le verre dans sa main offerte à cinquante centimètres de distance, comme un noyau de cerise !

Nicole, Francis et, moi avions alors failli nous étrangler de rire...

Lors du retour, après avoir été longtemps silencieux, et ayant sans doute médité sur l'incident des si petits « petits fours », il prononça sentencieusement :

-« Le mari de cette maniaque doit crever de faim !


Tel était mon grand-père, ou plutôt, le souvenir que je garde de lui quand il était dans la force de son âge, avant qu'il ne soit contraint, quelques années plus tard, à vendre sa boucherie pour raison de santé.


S'il ne touchait pas de retraite - car cela n'existait pas encore pour les commerçants - il l'avait assurée lui-même par ses économies, et n'avait pas trop d'inquiétude pour ses lendemains: Il était propriétaire de sa maison, d'une autre en location, et de champs, loués eux aussi, de vergers, de bois et d'une vigne. A tout cela, il fallait ajouter un grand jardin et une importante basse-cour et quelques obligations.

Malheureusement il n'avait su prévoir ni les désordres politiques qui allaient ruiner la France, ni les inévitables contre coups financiers des désordres politiques qui entraînèrent les dévaluations du franc, et la ruine des petits rentiers comme lui.

Ses revenus devinrent vites insuffisants. Si bien qu'Augustine et ses filles, dès 1936, durent faire des travaux de couture à façon. A la déclaration de la guerre, le grand-père avait déjà dû vendre une maison, et une partie de ses terres, bois et vignes.

Son moral s'en ressentit. Il devint silencieux, désabusé. Il maigrit. Son grand corps se voûta, l'expression de son visage, jadis si jovial, devint sombre, amer. Désormais il passait des heures entières assis, immobile, les yeux baissés vers le sol. Minée par le diabète, sa santé se détériora davantage, il enchaîna abcès, angines et bronchites.

Puis ce fut la guerre de 1939, et les restrictions.

Ses revenus diminuèrent encore.

Augustine dut travailler d'arrache-pied, aidée par la gentille et courageuse Monette, qui, pour cette raison, refusa peut-être plusieurs demandes en mariage.

Annie s'était mariée dans l'intervalle. Dans un premier temps, elle avait suivi son mari à Sarrebourg. A la mobilisation, elle rejoignit Crévic.

La famille était à nouveau réunie. Mais une nouvelle épreuve les attendait : Roger, la mari d'Annie fut fait prisonnier !

Pour les trois femmes, la situation financière devint alors vraiment critique. La solde de femme de prisonnier qu'Annie percevra au fil de ces longs mois d'occupation allemande, ne suffisait pas. Il fallut vendre le restant des terres. En raison des circonstances, cela ne rapporta pas ce que mon grand père avait escompté en d'autres temps.

Ces années de guerre furent moroses, difficiles à traverser. Augustine, Monette et Annie devaient travailler douze à quatorze heures par jour, penchées sur leur machine à coudre, pour assurer leur subsistance. Elles fabriquaient «à la chaîne » des chemises, des tabliers...

Ce labeur monotone et sans joie était quelquefois complété par des travaux à la ferme payés «en nature ». Une grande après midi de travail équivalait à un pot de lait... D'autres fois, Annie allait travailler chez une cousine boulangère de Dombasles, pour avoir le droit de ramener une ou deux miches de pain...

A la libération, quand je revins pour la première fois à Crévic après plusieurs années d'absence, mon grand père était méconnaissable. Il avait maigri de trente-cinq kilos. C'était un vieillard qui n'attendait plus rien de la vie. L'anxiété et la souffrance se lisaient sur son visage qui avait perdu son expression de plénitude heureuse. Des rides profondes et désenchantées ravinaient son visage autrefois si lisse. C'était un autre homme, la tête toujours inclinée, taciturne et triste.

Les ressources familiales s'étaient considérablement amoindries. Les dévaluations du franc ruinèrent le petit portefeuille d'obligations que mon grand-père avait accumulé pour sa retraite.

Mais jamais, à aucun moment, Augustine ne nous tint au courant de leurs difficultés financières ! Jamais au cours des cinq années de malheur, elle ne fit allusion dans ses lettres, à leurs difficultés. Cette fierté était bien dans sa manière !

Plus tard, une loi providentielle les épargna quelque peu. Votée en 1952, elle assurait aux commerçants et artisans âgés, une retraite inespérée, et mon grand-père en bénéficia quelques mois. Jusqu'à sa mort deux ans plus tard.

Augustine, son exemplaire troisième épouse, et ses deux filles, surent l'entourer d'affection et de dévouement sans faille, pendant les longs mois qui précédèrent sa fin survenue le 6 mars 1954.

Finalement, ce fut un homme heureux... L'un des rares que j'aie connu à avoir un sort aussi enviable : S'éteindre doucement, réconforté par la présence d'une épouse dévouée et aimante, entouré par la tendresse de ses enfants.


En songeant au sort malheureux de mes grands parents paternels, pourtant si vertueux, je ne peux m'empêcher de penser à une sorte d'injustice...

Oui, « le Jules », à la moralité parfois si critiquable, qui fut responsable de bien des drames et de chagrins, sera cependant à la fin de sa vie, un mari et un père, chaleureusement veillé ! Toute sa vie il aura été entouré de femmes, d'enfants et d'amour.

Et, véritable miracle, le jour où il s'éteindra à quatre vingt six ans, Monette, sa fille préférée, accouchera presque à la même heure, d'un magnifique garçon !

Un vieillard s'en allait, un nouveau-né arrivait...

Oui, j'ai souvent comparé la vie de mon grand-père Jules, qui fut dans sa première partie si souvent troublée et égoïste, et pourtant finalement si heureusement réussie, avec celle de mes grands-parents Nonet...

Je repense surtout à leur fin pitoyable. Leur vie méritante n'avait récolté qu'indifférence et solitude. Même leur fils bien aimé, Fernand, mon père, les oubliera de leur vivant, au point d'avoir choisi de favoriser de sa présence et de son affection son beau-père Jules Henriot.

Négligeant même les lieux de son enfance, il avait adopté le village lorrain de Crévic, au point de rêver y finir sa vie !

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:14:20.
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