Racines

Prologue

Oui, depuis le décès de mon père en 1952, et celui de ma mère trente ans plus tard, je suis venu chaque semaine, sauf de rares interruptions pour raisons de voyages, me recueillir sur leur tombe qui sera aussi celle de mon dernier repos, ainsi que celle de l'épouse que je me suis choisie devant Dieu il y a trente-neuf ans.


Dans les premières années qui suivirent la mort de mon père, je me retrouvais donc chaque semaine au pied de sa tombe, et en quelques instants j'étais en parfaite communion avec lui.

Puis cela devint plus machinal.

Troublé et contrarié, je décidai désormais d'avoir recours à un exercice qui m'obligerait à concentrer mes pensées sur son souvenir. Je pris l'habitude, après m'être signé et murmuré: "Bonjour papa !" de choisir un nombre entre 1 et 50. Par exemple 16. Je le faisais alors précéder par 19, ce qui donnait 1916. L'année 1916 !

Je m'imposais alors de retrouver un souvenir de sa vie se rapportant à cette date. 1916, c'était facile : Verdun et les combats fameux de la "Côte 304" où son régiment s'était sacrifié pour arrêter la ruée allemande ! Grâce à ce procédé, je le revivais pleinement, au point d'entendre encore sa voix me contant la bataille...

Parfois c'était plus difficile : 22, 1922... J'avais deux ans, donc pas de souvenir personnel. Il fallait que je fasse un effort pour songer à leur vie de jeunes mariés au travers d'anecdotes racontées, pour enfin me rappeler que 1922 correspondait à leur installation dans le petit appartement de la rue de la Montagne à Athis, en banlieue parisienne.

Plus ardu encore était par exemple 13, 1913... Il fallait me souvenir que c'était la date de la mort de ma grand-mère maternelle, Marie Royer. Son mari, - mon grand père - Jules Henriot - homme quelquefois violent et tyrannique quand il avait abusé de l'absinthe, l'avait obligée à travailler dans les champs, en plein soleil... Elle en était tombée mortellement malade...

1913, c'était aussi l'année du mariage "forcé" de Roger, le frère aîné de mon père, avec la gentille Herminie qui attendait une naissance...

D'autres dates me donnèrent encore plus de fil à retordre, me convainquant définitivement de la fragilité de ma mémoire.


A cette époque, j'avais été tenté par la réalisation d'un arbre généalogique de ma famille. Ce projet me séduisait et me décourageait à la fois.

Il me séduisait parce que je me sentais le goût de me relier par ce document aux ancêtres dont j'étais issu, dont je portais le mystère des gènes. Parce que j'éprouvais le besoin de me rattacher aux hommes et aux femmes de ma race qui m'avaient transmis ce bien miraculeux et inestimable : la vie !

Il me décourageait par son aspect abstrait, sec, aussi dépourvu d'attrait qu'une stricte chronologie, qui me rappelait mes anciens "résumés" d'histoire de France hérissés de dates ou les tableaux de la succession des Valois ou des Capétiens...

J'avais alors songé à l'illustrer de photos très anciennes, de cartes postales de collection représentant les villages des lieux de leurs naissances, de documents, le tout accompagné de légendes explicatives.

La minceur de ces souvenirs m'avait rebuté.


Survint le choc du jour de mon soixante- septième anniversaire !

A cette occasion je m'étais méticuleusement examiné de façon critique devant ma glace. J'y avais découvert le visage d'un étranger : Celui d'un jeune vieillard !

Subitement, je m'étais souvenu d'un document qui m'avait été remis lors d'une étude d'assurance vie. C'était une table de probabilité de longévité, document que j'avais distraitement classé sans y porter attention.

Je le recherchais, et découvrit avec stupeur que, selon celui-ci, il ne me restait alors... que quatre ans d'espérance de vie ! J'étais donc déjà un mort en sursis !

A ce moment, la nécessité de consigner par écrit le peu du capital de l'histoire de ceux qui m'avaient précédé, m'apparut de manière prioritaire.

Je voulais tenter d'éviter que :

-« ... Le temps qui sur toute ombre,

En jette une plus noire ! »

n'accomplisse son oeuvre implacable !

Ce travail m'apparaissait comme une oeuvre pieuse et utile.

Convaincu qu'un jour ou l'autre, à une certaine étape de leur vie devenue plus paisible, mes descendants éprouveraient, comme moi aujourd'hui, le besoin de se plonger dans leur passé, dans l'histoire de leur racines.

Ayant fixé par l'écriture le peu de ce que je savais de mes ancêtres, je conterai aussi par la même occasion, les circonstances surprenantes, les étonnantes convergences qui avaient déterminé les mariages de deux lignées qui m'avaient précédées.

Au-delà ? Un rapide examen de mes souvenirs me démontra qu'au-delà de la troisième génération, pour le moment, je ne disposais que de peu de document précis...

Ayant ainsi constaté avec stupeur la nuit qui avait déjà effacé les traces de l'existence d'ancêtres aussi proches que mes arrières grands parents, je me résolus d'interrompre cette fatalité.

Je n'ignorais pas les difficultés du travail qui m'attendait...

Que cette tentative pourrait être même estimée regrettable pour certains de mes lointains héritiers, déçus d'apprendre par ces pages l'extrême modestie de leurs origines... Et déçus aussi de constater par ces lignes de plumitif d'occasion, toutes les faiblesses de ma prose... J'avoue que cela me fit un temps balancer, redoutant des sourires ironiques... Mais, bast, je ne serai plus là pour les voir !

Par contre, songeant à mes cinq superbes petits-enfants si spontanément affectueux, j'étais convaincu de leur attention bienveillante. Je ne doutais pas de leur intérêt pour ce message, un jour ou l'autre. J'allais même jusqu'à imaginer leur indulgence attendrie en découvrant l'histoire de leur ascendance.

Oui, ces lignes sont pour vous, Anne, Valérie, Eric, Philippe et Aude... Vous êtes la récompense suprême de ma vie. Et, qui sait, mon garçon et ma fille - Maurice et Marie Christine - si jeunes encore, me donneront peut-être le bonheur d'avoir un ou deux héritier de plus ?

Chers petits-enfants qui me prouvez par votre présence - quelles qu'aient été les erreurs et même parfois les turpitudes de ma vie - que mon existence et celle de mon épouse, n'ont pas été vaines, ces pages sont pour vous.

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Maurice NONET
Dernière modification le : January 31 2007 19:15:31.
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