Deux jours et demi de chemin de fer attendent Stanislawa et ses enfants, via Berlin, pour parcourir les mille deux cents kilomètres qui séparent Bochum de son village de Pakosze. Elle connaît bien ce trajet pour l'avoir déjà plusieurs fois emprunté : Cette fille de la campagne, malgré tout son amour pour son mari, n'a jamais pu s'habituer à la médiocrité industrielle de la vie à Bochum.
Régulièrement, elle retournait vers les grands espaces, torrides en été, glacés en hiver, de son pays. Et c'est là qu'elle a mis au monde ses premiers trois enfants.
Aujourd'hui, à la gare de Bochum, c'est la grande cohue des régiments embarqués pour le front, accompagnés par une foule de parents et d'amis.
Avec ses enfants accrochés à sa jupe, Stanislawa se fraie un chemin vers le train en partance pour Berlin. Enfin, installée dans un wagon de 3ème classe aux banquettes de bois dur, la jeune femme songe...
Elle revoit avec nostalgie sa jeunesse heureuse et insouciante au milieu d'une famille de onze enfants dont elle était la première fille après dix garçons ! Exceptionnelle famille, l'une des premières du village !
La force et la prestance de deux de ses frères étaient telles qu'elles leur valurent d'être sélectionnées dans la garde d'honneur du Palais de l'Impératrice à Berlin !
Songeant à Andrei, elle se remémore leur première rencontre... Elle venait de fêter ses quinze ans, son émotion soudaine en sa présence, leur première danse, leur premier baiser...
Tandis que derrière la vitre de son compartiment se déroule la grande plaine toute dorée des champs de blé, elle se rappelle le frisson qui la parcourut quand elle découvrit pour la première fois ce grand jeune homme blond. Elle fut conquise, dès cet instant, par ce visage hardi, au regard si bleu, malicieux et gai, auquel une moustache aux pointes relevées donnait un air de conquérant.
En évoquant ces jours heureux, si proches encore, les beaux yeux de Stanislawa s'emplissent de larmes... Ses bras serrent affectueusement ses bambins tout contre elle.
Le train roule toujours. Il s'approche de la capitale allemande. A Berlin, Stanislawa doit changer de gare. Elle se mêle, indifférente à la foule qui encombre les quais, attentive seulement à ne pas égarer ses enfants.
Une autre gare... Un autre train, tout aussi chargé et inconfortable. Et le voyage reprend, plus lent désormais, vers sa terre natale.
Le paysage, peu à peu, change, plus pauvre, plus aride, avec de grandes forêts de bouleaux aux troncs argentés, des lacs, des marais. A voir la végétation moins dense et plus tardive, on comprend qu'ici, le climat doit être rude et la vie plus difficile.
Tandis que défile ce paysage austère et familier, Stanislawa reprend le fil de ses pensées...
Les premières années de sa vie de jeune mariée furent difficiles : Il lui avait fallu suivre Andrei à Bochum. Ils logèrent dans un petit appartement - deux pièces minuscules - à une demi-heure de trajet à pied de l'usine. Jamais elle n'avait pu s'adapter à cette existence, en dépit de tout son amour pour Andréi !
Elle regrettait le grand vent d'est qui ploie les branches et parcourt les vastes étendues de la campagne polonaise. Ce grand vent d'Est qui vient de si loin, et qui apporte avec lui les parfums sauvages de la steppe immense. Elle regrettait aussi la grande ferme de ses parents...
En outre, pour la première fois de sa vie, elle avait connu des problèmes d'argent... La paie d'Andrei était très mince. Hier enfant gâtée par tous les siens, elle n'était mal préparée à cette vie difficile. Les trois enfants qu'elle venait de mettre au monde en quatre ans, n'avaient fait qu'aggraver leurs problèmes de ressources. L'insouciante et gaie tourterelle de Pakocze n'avait chanté que peu d'étés !
Et maintenant, c'était la guerre !
Où est Andrei ? Quel sort l'attend sous cet uniforme étranger que l'occupation allemande lui a imposé ? Quand aura-t-elle de ses nouvelles ?
Alors que la nuit tombe sur la campagne monotone, elle songe soudain à sa présence, à sa chaleur d'homme, à ses mains... De longs sanglots de regrets la secouent douloureusement. Ses enfants, apeurés, se serrent contre elle.
Au terme de ce pénible voyage de deux jours et demi, elle se retrouve enfin au pays, dans la chaleur de la maison paternelle. Elle n'est plus tout à fait seule.
Heureusement, car pendant plusieurs mois elle ne recevra que de très rares nouvelles de son mari engagé sur le front français des Flandres, lors de la fulgurante offensive allemande qui mènera les troupes du généralissime Von Kluck jusqu'au bord de la Marne, à 60 km de Paris !