Deux mots d’explication sur la Chambre des Houillères : C'est le Syndicat Patronal qui chapeaute l’ensemble des Compagnies Minières du Nord de la France ! Elles représentent une force de deux cent cinquante mille ouvriers, une centaine de puits d'extraction, trente millions de tonnes de charbon par an, trois cents écoles, trente hôpitaux, dix compagnies de Chemin de Fer particulières, des cokeries, des usines...
L’un des objectifs de cet organisme est la facturation des livraisons de charbon à tout ce que compte la France de grandes compagnies industrielles : Sidérurgie, métallurgie, textile, S.N.C.F..
Elle a confié à la Bull le soin de réaliser cette facturation, à partir des bons de livraisons des différentes Sociétés Minières du Nord-Pas-de-Calais. Enorme chiffre d'affaires !
Ma responsabilité était considérable. Paris m'avait prévenu que tous mes interlocuteurs seraient d'un certain âge, ingénieurs, et imbus de leur supériorité, véritable aristocratie. Il était notoire que les “ Mines ” constituaient une caste aussi sélective que la Marine Royale ou Polytechnique.
J'avais bien prévu que mon apparition devant ces “ Messieurs ” susciterait une certaine déception...
Ce sera de la consternation ! On se passa de main en main mes ordres de mission. J'étais examiné, soupesé, par une dizaine de regards dubitatifs. Le pire sera la question :
-“ De quelle Ecole d'Ingénieurs sortez-vous?
Mais si je me sentais complexé parce que sans diplômes face à ces inquisiteurs, j'éprouvais néanmoins une rassurante certitude : Le magnifique matériel qu’ils avaient acquis à prix d'or resterait aussi inutilisable qu’un avion sans pilote, tant que je n'interviendrais pas !
D'une voix blanchie par l'émotion, je me lançai donc dans la démonstration que j'avais soigneusement préparée la veille, m'enhardissant peu à peu, retrouvant calme et assurance sur le terrain technique.
Sur le visage de mes interlocuteurs, le doute fera place à l'attention. Attention suivie peu après, d'un vif intérêt. J'avais gagné !
A la fin de la semaine, j'étais totalement accepté. Je pourrai alors sélectionner et embaucher le personnel nécessaire - surtout des jeunes filles en raison de l’absence des hommes retenus dans les stalags - pour la maintenance, la perforation et la vérification des cartes. Puis je constituais les premiers fichiers clients, créais les tableaux de connexion de chaque machine. Dessinais et commandais les imprimés. Procédais aux premiers essais.
Fin mars, comme stipulé dans le contrat, les premières factures sortaient des tabulatrice, prêtes à être adressées aux clients !
Ma réussite était complète, en dépit mon jeune âge.
Mais à quel prix ! Pendant près de trois mois, j'avais travaillé seize heures chaque jour, dimanche compris, ne m'accordant pas le moindre jour de repos. Prélevant, comme je le ferai pendant de très nombreuses années, les heures de labeur qui me manquaient, sur mon temps de sommeil.
Sans doute la Chambre des Mines voulut-elle exprimer sa satisfaction car j'aurai la surprise de recevoir un jour d’avril, émanant de leurs bureaux et paraphé par la Kommandantur de Bruxelles, un “ ordre de mission ” aller et retour Paris valable huit jours ! J'aurai alors l'impression d'émerger d'un tunnel de travail et de captivité.
Merveilleux voyage que je n'oublierai jamais ! Retour de l'enfant prodigue dans sa famille. Presque un triomphe à la Bull. Pour tous, père et employeur, j'étais devenu “quelqu'un”.
Et de plus, sensation enivrante tout à fait nouvelle : désormais, j'avais confiance en moi !
Mais il y aura une autre merveille : L'argent me coulait à flots ! Salaire d'ingénieur, primes de résultats, frais de déplacements remboursés... Je n'avais jamais imaginé, même dans mes rêves les plus fous, recevoir autant de billets de mille francs !
Que je fis tomber, en pluie, sur les genoux de ma mère, extasiée !
J’étais aux anges...