Vivre à 20 ans une guerre perdue

MAUD, MARTINE... MA COMMODE AUX TROIS TIROIRS...

Maud, je la connais depuis le mois de mai. Avec son opulente crinière de rousse tombant en vagues flamboyantes sur ses épaules et son regard aux grands yeux verts pailletés d'or, sa bouche incarnat aux lèvres charnues un peu boudeuses, sa longue silhouette souple de sportive, elle m'avait instantanément vampé quand je l’avais vue pour la première fois dans les bureaux de l'atelier de son père qui travaillait pour la Bull : Il se dégageait de son aspect surprenant une attirance sulfureuse irrésistible, à laquelle j’avais succombé…

Elle était du type B, D, E. Sa conquête fut longue et difficile. Mais dès lors qu'elle m'eût donné son amour, elle flamba comme un Irlandaise qu'elle était par sa mère, exclusive et jalouse, mais aussi parfois, abandonnée de langueur, et me chantant alors d'étranges ballades dans la langue de ce pays, qui évoquaient la lande et le vent...


Toute autre était Martine.

Mon père m'avait demandé, un dimanche de début juin 1941, de l'accompagner à un banquet d'anciens combattants. Quelle corvée ! Je ne devais pourtant pas la regretter.

Il y avait peut-être deux cents personnes, mais je ne verra qu'un seul visage ! Celui d'une jeune fille assise en face de moi, aussi belle qu'une poupée d'ivoire ! Cheveux d'un noir de jais, plaqués par deux chignons de chaque côté de la tête - audace remarquable car toutes les jeunes filles étaient alors coiffées à la Danielle Darrieux. Des yeux immenses, d'une merveilleuse couleur de châtaigne sur fond d'émail immaculé. Lèvres bien dessinées, rieuses, mobiles sur dents de nacre. Sous le léger chemisier, se devinait un buste épanoui. Voix de soprano, vibrante et chaude. Un beau rire de gorge, par moments, renversait sa tête en arrière, découvrant l'intimité humide d'une bouche gourmande. C'était à l'évidence une B, C, E . Au moins !

Subjugué, je décidai d'en faire la conquête.

C’était vraiment mon jour de chance, car en plus de tant de charmes, je découvris qu'elle était intelligente, cultivée et excellente musicienne. Alors follement épris, je décidais de la classer dans la catégorie exceptionnelle des quatre étoiles : B-C-D-E !

C'était trop beau !

Trop beau effectivement. Je m'en rendrai compte quand elle se lèvera pour le départ : Elle était atteinte d'une coxalgie atroce ! Maladie qui avait mutilé son squelette et la déhanchait. J'en eus la gorge serrée, alors que je sentais son regard observateur et attentif posé sur moi, guettant ma réaction !

Un peu plus tard, je verrai sa silhouette claudicante s'éloigner dans le noir...

Bouleversé par tant d'injustice, je passai une mauvaise nuit, me demandant si j'allais me rendre au rendez-vous que nous nous étions fixé pour le lendemain. Je choisis finalement de ne pas me dérober.

Martine était seule dans le minuscule appartement de ses parents à Pigalle, dans une petite robe noire, simple et moulante : l'éclat de sa peau et de ses yeux était encore plus fascinant que la veille. L’étroitesse de la pièce lui évitait tout déplacement, et elle avait tout préparé : thé, gâteaux, assiettes à portée de sa main. Sa voix grave et chaleureuse prononça avec émotion :

-“ Merci d'être venu... Je craignais tant... Mais vous êtes là ! Tout est bien : je suis heureuse.

Etrangement, en dépit de sont handicap physique car je suis plutôt du genre sportif et actif, je connaissais avec elle un grand amour, une grande passion.


Les deux jours parisiens partagés entre Maud et Jeannette, après ma magistrale initiation de Valenciennes, furent pour moi l'occasion de mettre pleinement en application mes nouvelles connaissances. Au grand étonnement, perceptible, de mes deux amantes.

Et de leur évidente satisfaction.

Week-end de triomphes !


Pourtant, le lendemain, dans le train qui me reconduisait à Douai, au fur et à mesure que j'approchais de la ville témoin de mes anciennes naïvetés, j'éprouvais une gêne de plus en plus profonde.

Comment, maintenant que je “ savais ”, allais-je supporter le regard de certaines de mes anciennes amoureuses qui m’avaient quitté en raison de mon ignorance, et qui faisaient partie de mon personnel ?

A force de me torturer l’esprit, je finis par trouver une solution qui, pour ne pas être très élégante, me sembla néanmoins presque géniale : je décidais de séduire Mme Ch.!

C'était la personne que j'avais embauchée pour conduire l'atelier des opératrices. Assez opulente, la bonne quarantaine, ancienne esthéticienne dans un grand magasin. Elle était une chef de bureau efficace.

Je n'aurais aucune difficulté à enflammer ce cœur qui pensait ne plus devoir battre... Et la convaincre que je valais beaucoup mieux que la réputation que m'avait faite certaines petites chipies de ses employées.

Mme Ch. se crut être aimée... Au point de m'apprendre des caresses très particulières qui me scandalisèrent fort au début, mais dont l'incomparable chaleur et subtilité me ravirent vite définitivement.

Quelques jours plus tard, elle m'avouera un soir le résultat de ses réflexions et émotions personnelles :

-“Tu vois mon grand chéri, toutes ces jeunes gamines que tu as connues avant moi, qui croient tout savoir, tout connaître en amour, eh bien, en réalité, en hommes, elles n'y entendent rien ! Parce qu'elles ne savent pas y faire. Avec moi, maintenant, tu sais ce qu'est une vraie femme! Ne perds plus ton temps avec ces apprenties !

Elle ne put sans doute pas non plus résister au plaisir d'afficher son bonheur et confirmer mes parfaites aptitudes… Et par la même occasion ramener à leurs axes mes petites calomniatrices, car je ne verrai désormais plus sur leurs lèvres, aucun sourire narquois !

Mon plan ayant parfaitement fonctionné, peu après, je décidais de me séparer poliment de ma mûrissante auxiliaire.


Sous les bords avantageux de mon borsalino, je pouvais désormais me redresser, tête et pipe. Assuré de ne rencontrer que d'aimables visages. Un chapitre de ma vie sentimentale venait de s'achever.


Devais-je confier à ces lignes le récit du miracle de ma Pentecôte? Donner l'impression que je consacre tout mon temps à des entreprises sentimentales ? Reconnaître qu'en amour, dès cette époque, la notion de fidélité ne sera pas ma vertu essentielle ?

Je ne sais…

Pourtant, je l'affirme, mon travail a toujours été prioritaire et sans concession : je lui ai toujours consacré au moins dix heures par jour. Pour « mes loisirs », j'ai, très tôt, pris l'habitude de peu dormir.

Et d'être aussi organisé et efficace que possible, grâce aux vertus des trois tiroirs de ma commode magique...


Lorsque j’avais eu seize ans, mes parents m’avaient abandonné une partie de grenier que j’avais aménagée, avec des planches, des morceaux de carton et des restants de tapisserie, en une pièce qui me servait de refuge.

J’y avais entreposé divers objets mis au rebut, de vieux livres récupérés de bric et de broc, et aussi, il faut bien l’avouer, des revues licencieuses pour l’époque, dont l’audace était à ce point limitée qu’aujourd’hui elles pourrait figurer dans les bibliothèques pour enfant de dix ans !

J’avais aussi récupéré une vieille commode à trois tiroirs, en placage d’acajou qui se décollait par endroits, et dont un seul fermait à clé. Quand on repoussait celui du haut qui fermait à clé, la pression de l’air faisant piston provoquait l’ouverture de celui qui était en dessous parce qu’il coulissait facilement. Par contre, si l’on fermait à clé le tiroir du haut et qu’on repoussait violemment le deuxième, celui du bas, pour la même raison, s’entrouvrait !

Très tôt j’assimilerai mon emploi du temps à ces trois tiroirs, chacun représentant un volet de ma vie. Un tiroir pour la famille, le second pour le travail, le troisième pour mes petits secrets qui furent d’abord des images de femmes nues.

Par la suite, cette commode symbolisa par la vertu de la seule ouverture d’un tiroir à la fois, l’organisation de mes activités, et leur cloisonnement rigoureux. Si les deux premiers conservèrent leur attribution, le troisième devint celui du temps de mes amours.

Ma vie a désormais trois aspects. Le travail, avec lequel je ne transigerais jamais. Ma famille et mes devoirs essentiels. Mes aventures amoureuses dont je ne peux plus me passer.

En conséquence de ces activités diverses, je consacre peu de temps au sommeil : Cinq à six heures par nuit au maximum.

Sommeil de plomb, instantané, profond, absolu, au point qu’il m'arrivera souvent de ne pas entendre les sirènes d'alerte, ni même les détonations de la “Flack” antiaérienne allemande en batterie à cent mètres de ma chambre!

J'ai dû imaginer un système sonore très performant pour me sortir des bras de Morphée, lorsque j'ai un train à prendre de bon matin : Je pose mon réveil “ Jazz ” mécanique, gros modèle à double cloche, sur plusieurs assiettes empilées et remplies chacune de pièces de monnaie, le tout sur une étagère de verre que j'ai accrochée juste au-dessus de ma tête...

Heureux temps de ma jeunesse où il me faut lutter contre mon sommeil, alors que cinquante ans plus tard, il me faudra lutter contre mes insomnies !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:44:40.
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