Mes visites aux principales entreprises de la région du Nord sont programmées en utilisant les filiations entre groupes industriels pour lesquels j'ai travaillé, et en profitant des recommandations de directeur à directeur, qui ont (peut-être) apprécié mes jeunes talents.
Je ne me déplace donc jamais au hasard : Je vais toujours voir M. X. de la part de M. Y…. Dans cet ordre d'idées, Monsieur T., le Secrétaire Général des Mines de Lens, sera le plus influent de mes protecteurs, et le plus efficace.
Cette méthode me permettra de connaître des résultats extrêmement flatteurs et d'énormes contrats forts rémunérateurs : Mines de Marles, Société de Matériel de Chemin de Fer de Raismes, et, quelques mois plus tard, un énorme contrat aux Mines d'Aniche.
La Compagnie Bull est enchantée de mes services, et j’y bénéficie d'une remarquable réputation qui me fera, un peu, respirer les enivrants parfums d’un certain vedettariat...
C'est tellement inespéré que par moment je doute que tant de chance puisse durer... Même ma chère maman qui n’a jamais vu autant de billets de mille francs à la fois, a du mal à y croire. Et elle parodie sans le vouloir Madame Bonaparte mère, en me répétant :
-“ Pourvu que ça dure, mon garçon !
Mais moi, je sais que cela ne durera pas !
Ma situation exceptionnelle je la dois surtout, j'en suis parfaitement conscient, à l'absence de tous les ingénieurs prisonniers dans les oflags d’Allemagne. Et ceux-ci attendent avec impatience, le jour de leur retour pour reprendre leur place au sein de la Compagnie Bull...
Quel sera mon destin lorsque s'achèvera enfin cette horrible guerre ? Serai-je à la hauteur pour affronter la concurrence de personnages aussi titrés ? Un peu aveuglé par ma réussite, je l'espère, et je compte sur la reconnaissance et l'appui de mes actuels supérieurs.
Dans cet objectif, je projette de créer un bureau permanent de la Compagnie Bull à Lille, avec un local représentatif, un minimum de personnel sédentaire et un service d'entretien doté d'un stock de pièces détachées pour assurer la bonne maintenance du matériel en service. Matériel qui justement commence à présenter des défaillances au niveau de la fiabilité, du fait de la mauvaise qualité des matières premières et des ersatz de remplacement.
La Direction de la Bull, accède à ma demande.
Grâce à cette facilité, je peux désormais beaucoup mieux m'organiser : Je dispose d'une secrétaire très compétente qui corrige mon français et mon orthographe, et surtout, privilège extraordinaire en 1942, j'ai le téléphone ! Oh ! Pas l'automatique d'aujourd'hui, mais un poste à manivelle et magnéto qu'on doit actionner vigoureusement pour obtenir le contact avec “la demoiselle du téléphone”, laquelle note votre demande, et vous rappelle dès que la communication est possible. Enfin, j'ai à ma disposition un jeune ingénieur qui s'occupe de mes études et projets techniques. Il m'aide énormément.
Les déplacements constants que j'effectue dans l'industrie me permettent des observations. C'est ainsi qu'au cours de mes nombreuses visites dans toutes sortes d'entreprises, je peux constater la vétusté de l'outil industriel ou minier dans le Nord de la France...
Tout ce que je vois me semble dater des années 1920-1925 ! La précarité du matériel étant compensé par un main d'œuvre surabondante et parfaitement qualifiée par un long apprentissage.
J'ai fait une autre constatation, navrante : Le pillage discret, mais systématique, de notre production industrielle et gricole ! Très souvent, j'entendrai parler des toutes-puissantes “ Commissions d'Achat Allemandes ”, qui acquièrent tout ce que nous produisons pour une bouchée de pain, car le cours imposé du mark est à trois à quatre fois sa vraie valeur. Produits qu'ils expédient par trains entiers, outre frontière. Ce qui explique leur absence, sur notre marché intérieur.
Ainsi, c’est une évidence, toute la France sans en être consciente, collabore avec l’ennemi depuis le début de l'occupation... Contradiction abérrante, avec nos vœux de la défaite finale de Hitler !
Les cheminots seront les premiers à être témoins de ce trafic. Par profession ils sont aux premières loges, puisque tous les produits manufacturés de la collaboration transitent par nos gares, pour être acheminés ensuite par trains entiers vers le pays de nos vainqueurs.
Il s'ensuit également qu'un discrédit commence à entacher certaines sociétés industrielles ou minières, ainsi qu’envers leurs dirigeants, notamment ceux qui prétendaient « faire jeu égal avec l'occupant », dangereuse illusion !
En fait les allemands sont tout puissants, et ils ne donnent que l'impression d’une certaine bonne volonté hypocrite, en accordant aux directions des avantages fallacieux : Voitures neuves, autorisations, et facilités de toutes sortes... Et aussi l’occasion de profits considérables pour ces Sociétés : Leurs excellentes cotations en Bourse, en étaient le reflet.
Ces réflexions moroses en appellent d'autres : Puisque les usines, le rail, les mines, participent directement, consciemment ou non, à l'effort de guerre des Allemands, je pense qu'un jour viendra où les bombardiers anglais et américains tenteront de détruire ces usines et notre réseau ferroviaire…
Le futur prochain promet d'être inquiétant pour tous les civils français habitant près des centres industriels ou des voies communications...
Tragique même, car on savait maintenant ce qui s'était réellement passé à Boulogne Billancourt dans la nuit du 25 mars : C'était l'usine de fabrication des camions Renault qui avait été visée ! Mais de quatre mille mètres d'altitude, pour qu’une bombe bien ciblée touche sur son objectif, trois autres étaient tombées sur les immeubles voisins... D’où les six cent trente victimes innocentes !
A quels autres massacres fallait-il donc s'attendre ?
Pourtant, à Paris, l'intelligentsia et certaines vedettes féminines semblent subir le charme de l'occupant... Sacha Guitry, Serge Lifar et bien d'autres, fréquentent les salons de l'Ambassadeur allemand Otto Abetz. Tino Rossi, Maurice Chevalier, Edith Piaf, sont fêtés en Allemagne.
De même pour les artistes de cinéma Albert Préjean, Danielle Darrieux, Le Vigan, et Viviane Romance et d’autres...
Les peintres français Derain, Matisse, Vlaminick, qui ont la cote à Berlin...
La haute couture parisienne se fourvoie...
Dans les sphères huppées, nombreux sont les Français et les Françaises qui commettent l'erreur fatale, d'oublier que les Allemands ne sont que des occupants provisoires !
Mais Paris – qui chante avec Léo Marjane
La divine biguine, et
Attends-moi, mon amour...
- mérite encore son renom de capitale intellectuelle. Les galas, les expositions (dont celle de l'extraordinaire sculpteur Arno Becker), les théâtres et les cinémas, connaissent d'immenses succès !
Ils font oublier, l'espace de quelques heures, la précarité du quotidien, et les lourds nuages des calamités qui s'annoncent.
Paris occupé… Avenue Montaigne, un seul véhicule : Un fiacre désuet remplace un taxi sous la pluie...
Public exclusif d’officiers allemands, dans un cabaret parisien...
1942 : Soupe populaire, et affiche des spectacles dans une station du métro : Suzy Solidor chante au Casino de Paris, on reprend « le Maître de forges » au théâtre Saint Georges, Richard III et l’Avare au Daunou...