Vivre à 20 ans une guerre perdue

DOUAI, 2 DECEMBRE 1940

2 décembre 1940, Gare du Nord à Paris.

Déjà un autre monde. D'abord en raison du nombre impressionnant des uniformes feldgraü allemands, par rapport aux civils.

Noyé dans cette foule majoritairement militaire, j'éprouve le sentiment angoissant que la race aryenne, tant glorifiée par Hitler, n'était pas un vain mot : Splendides géants blonds aux yeux bleu clair, jeunesse éclatante superbe mais disciplinée, encadrée par des officiers aux uniformes impeccables et coiffés de cette casquette plate galonnée fortement relevée sur le front, qui les grandissent encore - comme si besoin était ! - de quelques centimètres.

Malgré moi, je revoyant nos soldats dans leurs vêtements kaki, chahuteurs, souvent de taille moyenne, et nos élégants officiers - parfois même coquets - donnant souvent l'impression de manquer d'autorité... Jugement sans doute injuste, caricatural ! Mais tout de même, il faut bien l'admettre : Quelle magnifique armée que celle de nos vainqueurs !

Ce qui me frappe le plus, c'est la circulation méthodique de cette foule en uniforme, canalisée par la gendarmerie allemande casquée, armée - large plaque métallique au baudrier sur la poitrine - intraitable et obéie sur le champ. Et aussi la voix, largement amplifiée et dominatrice qui tombait des hauts parleurs : Elle donnait des instructions dans un allemand guttural qui étaient toujours précédées de : “ Achtung! Achtung! ” qui éteignait instantanément la rumeur de la gare.

Contraste sylvestre avec cet environnement guerrier, un immense sapin, géant digne de la forêt des Vosges, était dressé au centre du vaste hall de la gare : On était proche de Noël.

Sur le plan des voyageurs, je constatais que la foule civile était différente de celle que j'avais connue il y a moins de quelques mois. Terminée la joyeuse et désordonnée bousculade habituelle. Peu de femmes et d'enfants. Des hommes circonspects et silencieux, vaguement inquiets, encombrés de bagages et baluchons, observant les mouvements réguliers et efficaces des effectifs militaires allemands vers les quais de départ.

Impression d'intense activité ferroviaire, ordonnée par des hommes nouveaux, en uniforme bleu marine, casquette rouge vif à visière noire, de la “ Reich-Bahn ”. La S.N.C.F. était donc déjà sous le contrôle de l'armée d'occupation.

Un convoi arrive, tracté par une puissante et splendide locomotive à vapeur d'un modèle que je ne connaissais pas, du type de nos s 242, noire mais avec de larges bandes rouges. Ses superstructures sont recouvertes de stalactites de neige et de glace, la cabine frappée de la croix gammée noire sur fond rouge.

Instantanément, galvanisée par des ordres gutturaux, s'installe une double haie d'infanterie au garde-à-vous. Perdu dans la foule, j'assiste au passage d'un état-major allemand aux uniformes chamarrés. Rigueur, hiérarchie, morgue hautaine ! De loin, je peux apercevoir les wagons “ Middle European Express”, enneigés du train, venu sans doute d'Allemagne, via la Belgique.

J’ai déjà l’impression d’être dans un autre pays ! Subitement désenchanté, j'évalue maintenant différemment les risques que j'ai pris, en acceptant cette mission à Douai...

Car on ne savait pas que les Allemands, non contents d'avoir divisé la France en deux parties, avaient pris des dispositions particulières pour la région du Nord en établissant deux frontières supplémentaires. L'une, approximativement le long de la Somme, déterminait au nord une zone “ interdite ”. L'autre, allant de Boulogne sur Mer à Maubeuge et englobant toutes les régions minières et industrielles du Nord, constituait la zone “ réservée”, laquelle dépendait de l'administration de Bruxelles ! C'était d’ailleurs pourquoi mon nouvel employeur m’avait muni d’un double “ Ausweiss”, précisant ma destination et mon emploi.

Dernière hésitation, dernier balancement... Tant pis, les jeux sont faits. Je pars !

Je me dirige donc vers le quai d'où doit partir mon train, et présente mon “ sauf-conduit ” aux gendarmes allemands chargés de filtrer tout passage. Pas de problème. Je me retrouve de “ l'autre côté ” : Je ne suis plus tout à fait en France...

Première déception : Seuls les hommes de l'armée allemande ont droit aux voitures modernes “ nur für Wehrmacht ”, les autres voyageurs devant se contenter de vieux wagons non chauffés et surchargés... Heureusement pour moi, la “ Bull ” avait bien fait les choses : j'ai une réservation en première classe !

Par curiosité de fils de cheminot, ainsi que je le faisais toujours quand je partais pour un grand voyage, je tente de remonter le train jusqu'à la locomotive, afin d’en identifier le type. Mais je n'ai pas fait une centaine de pas, qu'une sentinelle allemande me refoule sans ménagement par un “ Rauss! ” sans équivoque ! Je n'insiste pas, et m'installe à ma place, attendant le départ, méditant sur mon nouveau destin.

Oui, c’en était fait... Mais comme tout cela manquait de romantisme !

Enfin le convoi démarre. Je regarde par la vitre le paysage défiler.

La banlieue parisienne d'abord, où j’observe que les usines fonctionnent normalement. Puis les coteaux riants de l'lle-de-France. Nombreux arrêts : Chantilly, Senlis, Creil. Puis des noms moins connus comme Saint Just-en-Chaussée, Clermont de l'Oise. Le gel faisait son apparition dans les prairies.

Et, soudain, quelque chose change sans que je puisse tout d'abord l'analyser... Au fur et à mesure que l'on approche de la vallée de la Somme, l'évidence me saute aux yeux : Les villages, les bourgs, sont déserts, inhabités ! La campagne est vide, fermes sans bétail, les prairies, sans vie. Puis les premiers témoignages désolants de la violence récente des combats : maisons détruites, ponts rompus, gares incendiées, multitude d’entonnoirs de terre nue provoqués par de récents bombardements...

Brusquement, le train perd de la vitesse : il franchit au pas la vallée de l'Oise, sur un pont de bois construit par le Génie Militaire. A Creil, les stigmates de la violence des combats sont criants. Quant aux gares de Longueau et Amiens, elles n'existent plus !

Arrivé à la ligne de démarcation de Longueau, second contrôle des autorités allemandes. Le train s'est immobilisé entre deux haies de soldats en armes. Deux voyageurs sur trois descendent, sans doute parce qu’ils ne vont pas plus loin.

Puis la gendarmerie allemande passe de compartiment en compartiment. “ Papieres! ” Ils vérifient soigneusement chaque document, chaque photo. De temps en temps, j'entends des bruits de bousculades significatifs… Un homme est emmené sans ménagements. Je suis terrifié.

Quand vient mon tour de présenter mes documents, j'ai l'impression de me trouver désarmé et nu, devant ces soldats casqués au regard inquisiteur. Le temps qu'ils passent à contrôler les miens, me parait durer un siècle ! Enfin, ils me les rendent sans un mot. Tout était en règle. Mon voyage peut continuer !

Le convoi repart. Il fait de plus en plus froid, et le spectacle qui s'offre à mes yeux est désolant : Hortillonnages abandonnés, cultures maraîchères en friches, maisons incendiées... Le train roule plus lentement, et marque des arrêts inexplicables en pleine campagne...

En sens inverse, le trafic est important : Nombreux convois constitués de wagons plats couverts de bâches en dessous desquelles on devine des silhouettes de camions, de chars, ou de pièces d'artillerie. Sur chacun d'eux sont postés des soldats en uniforme noir : les Panzers.

La neige fait son apparition, recouvrant d'un blanc sinistre la campagne vallonnée sous un ciel gris bleu acier. Dans mon wagon, la température ne cesse de baisser. Déjà six heures de voyage pour 150 kms. !

A Arras, il n'y a plus de gare. Les wagons sont cernés encore plus sévèrement qu'à Amiens : Nous sommes maintenant en zone “ réservée ”. Cette fois, les gendarmes allemands passent chaque document contrôlé à deux personnages en civil revêtus d'un manteau de cuir noir, coiffés de chapeaux en feutre, énigmatiques, aux yeux glacés comme des couteaux : Mon premier contact avec la redoutable Gestapo.

Sur un simple mouvement de leur menton, le seul voyageur qui restait dans mon compartiment est expulsé, sans un mot.

On repart enfin, et le crépuscule précoce de décembre s'annonce sur un paysage abondamment neigeux. Désormais, toutes les bourgades sont vides. Seul dans mon compartiment glacial, je frissonne de froid et d'inquiétude.

Douai ! Je suis enfin arrivé à destination ! Là aussi, la gare a été détruit ainsi que tout le quartier. Toutefois, on peut apercevoir au loin des bâtiments provisoires et des silhouettes sombres sur le blanc de la neige.

Seul sur le quai avec mes deux valises, les pieds chaussés de chaussures basses de ville enfoncés dans trente centimètres de neige fraîche, je regarde autour de moi... Rien, pas une maison, pas un signe de vie ! Partout l'épais manteau immaculé a effacé toute trace.

Il reste peut-être une demi-heure avant la tombée de la nuit. Je me dirige vers les baraquements. Deux cheminots, frigorifiés, m'apprennent que Douai est pratiquement inhabité, car le reflux de l'exode n'a pas encore eu lieu. Ils m'indiquent la direction du centre de la ville que les flocons de neige m'empêchèrent de bien distinguer.

Véritable désert, aucun café, aucun hôtel ouvert. J'avance entre les murs en ruines du quartier de la gare, transi, découragé, les pieds trempés et glacés dans mes chaussures de Parisien.

Aucun indice de vie civile. Uniquement des unités allemandes qui défilent au pas cadencé, chaussées de leurs lourdes bottes, chantant à pleins poumons des hymnes militaires.

Tout au long de ces années d'occupation, je ne m'habituerai jamais à ces chants guerriers, à ce bruit de pas martelant le sol en rythme régulier. Ils me rappelleront à chaque fois l’humiliation de la défaite, l’occupation ennemie, même si je dois reconnaître une beauté martiale aux voix viriles et fortes de ces fiers soldats !

Ce soir-là tout particulièrement, où je les entends pour la première fois dans cette ville morte, symbolisant le triomphe d'une armée victorieuse, insolente de jeunesse et de force. Des véhicules à chenilles, des blindés, passent en projetant de chaque côté des paquets de neige.

Je commence à avoir faim.

Une fois atteint le centre intact de la ville, je guette une lumière, une trace de vie. Rien ! Des portes ont été enfoncées. Pillage ? J'arrive sur une très grande place. Dans la nuit tombante, je distingue une haute tour étrange au toit et clochetons pointus : Ma première vision d'un beffroi.

Où aller ? A gauche, à droite ? Tout droit ? Mes deux valises commençaient à me peser. L'onglet me fait affreusement souffrir. J'opte au hasard pour la droite, puis à gauche du beffroi, épuisé, au bord du découragement. Que vais-je devenir ? Et l'heure du couvre-feu qui approche ! Dieu que j'ai froid !

Enfin, il me semble voir une petite lueur bleutée. Je vais vers elle. Je tambourine longuement à la porte. Enfin elle s’entrouvre ! Une petite vieille dame aimable apparaît. Elle me regarde longuement, hésitante, tant mon apparence doit être peu engageante, ainsi recouvert de neige... Enfin elle me fait signe d’entrer.

Je pénètre dans un couloir très sombre, mais je suis au paradis ! Il fait chaud, et mes narines aux aguets perçoivent une bonne odeur de soupe au lard !

Je suis entré dans la maison de deux merveilleux vieillards de près de quatre-vingts ans chacun… Lors de l'exode, ils ont jugé inutile d'évacuer en raison de leur grand âge. Résignés, stoïques, ils étaient restés chez eux, regardant s'enfuir tous leurs voisins... Et c'est vers eux que ma bonne étoile m'avait conduit en cette triste soirée du premier décembre 1940...

Mes hôtes me racontent leur histoire : L'invasion prussienne qu'ils subirent en 1870 alors qu'ils avaient à peine dix ans, puis, quarante quatre ans plus tard, l’occupation de Douai par les troupes de Guillaume I ier, jusqu’en 1918... Ils vivaient ainsi leur troisième oppression militaire, et par le même envahisseur !

Le mari est un ancien tailleur. Ils sont tous deux vêtus comme les personnages des photos des années 1900. Leur étroite maison de quatre mètres de façade, est érigée sur cinq étages, comme au moyen âge, juste derrière le beffroi. Généreusement, ils m’invitèrent à partager leur modeste repas.

Ils me proposent ensuite une chambre de bonne, mansardée et si basse que je ne peux me tenir debout ! Le lit, avec son énorme édredon de duvet, est si haut perché qu’il faut monter sur le bois de lit pour pouvoir m’y allonger ! Une table, une cuvette, un broc d'eau, une petite armoire et une lampe à pétrole, tel sera mon premier confort.

La pièce, qui ne dépasse pas trois mètres sur quatre, est éclairée par une lucarne. Pas de chauffage, si ce n'est un conduit de cheminée venant de la cuisine qui adoucit à peine le froid extérieur.

L'estomac, le corps et le cœur réchauffés, je m'endors d'un bloc, ayant juste eu le temps de formuler en guise de prière du soir :

-“ Seigneur, merci ! Demain, il fera jour...


Le lendemain, je serai brusquement sorti du sommeil par la puissante voix d’airain des cloches du beffroi - à peine distant de cent mètres à vol d'oiseau de ma lucarne - qui carillonnent gaiement la vieille chanson militaire :

-“ Artilleurs, mes chers frères,

A ma santé buvons un verre...

Il fait encore plus froid ! Le jour me parvient, diffus, au travers du carreau de mon vasistas merveilleusement festonné de fleurs de givre. La montre d'argent de ma première communion est arrêtée : J'ai oublié de la remonter tant j’étais fatigué la veille...

Je descends doucement l’escalier, et trouve mes deux bons vieux à genoux, dans leur cuisine, en train de terminer leur prière !

On était dimanche, premier décembre 1940, à pied d’œuvre pour ma première journée de travail à la Chambre des Houillères, prévue pour le lendemain.


Ce début de séjour à Douai sera particulièrement morose. J'avais à faire face à des conditions d'existence totalement imprévues, très éloignées de celles dont j'avais rêvé, dans une ville qui servait de garnison aux troupes d’occupation, sans ami, et surtout sans aucune possibilité de retour prochain. Je paniquais un peu. Le seul moyen qui me permettrait de ne pas sombrer était le travail.

En regardant tomber les flocons au travers de l'étroite lucarne, je comprenais enfin pourquoi j'avais obtenu cette promotion exceptionnelle : Il n'y avait sans doute eu aucun autre candidat ! Ce que j'avais interprété comme une distinction, était simplement dûe à un manque de concurrence. Ma folle envie de partir à tout prix m'avait joué un fameux tour !

Eh bien quoi ? Les jeux maintenant étaient faits, il me fallait faire face ! Etudier à fond mes dossiers, préparer les problèmes qui m'attendaient. On allait voir de quoi j'étais capable!

D'autant que j'imaginais déjà la tête que feraient les responsables de la Chambre des Houillères, en voyant apparaître, en guise de metteur en route chevronné, le jeune gamin que la Compagnie Bull leur avait envoyé !

Mr et Mme Detrez, qui m’ont si généreusement accueillis la soirée du premier décembre 1940.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:46:14.
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