Vivre à 20 ans une guerre perdue

GERALDINE

Oui ! Aussi étrange que cela puisse paraître en raison de la dimension apocalyptique des événements en cours, la puissance naturelle de la vie poursuit son cours au jour le jour dans sa mesquine banalité, pour tout le monde en France occupée…

Il en est ainsi aussi de la mienne, témoin la romance que je vais maintenant évoquer. Amour qui marqua mon cœur d’une manière brûlante, et qui sera l’occasion, quinze ans plus tard, d’un point d’orgue exceptionnel ! Il aura pour cadre la ville de Valenciennes, et surviendra d'une étrange façon...

Un soir de fin septembre, ayant terminé mon travail sur Lille, je décide de prendre le dernier train en partance pour Valenciennes où j’ai un rendez-vous d’affaire. Mais notre convoi est mitraillé par un avion anglais, et sa locomotive aura sa chaudière transpercée… Je ne parviendrai à destination que bien après l’heure du couvre feu.

Immédiatement ramassé par la patrouille allemande insensible à tous mes beaux papiers tamponnés par Bruxelles, je suis immédiatement bouclé, malgré mes protestations, dans un sordide baraquement d'hébergement où sont parqués, entre autres, de malheureux clochards.Mais, oh surprise ! Il y a aussi dans la pénombre d'un bat-flanc, une petite silhouette recroquevillée sur elle-même, secouée par des sanglots...

C'est une jeune fille, ou une très jeune femme, qui, entre deux hoquets, me raconte qu'elle a été arrêtée en raison d’un attentat commis à proximité des lieux où elle se trouvait. Je l'observe attentivement pendant qu'elle se raconte : Elle est menue, très bien habillée, son visage rougi est gonflé par les pleurs. Elle zozote un tantinet.

Le vacarme de mes protestations a attiré l'officier de la feld gendarmerie. C'est un gros homme âgé, aux cheveux presque blancs, qui, en dépit de son uniforme, donne l'impression de quelqu'un de désabusé et infiniment fatigué... Où sont les splendides jeunes, martiaux et insolents soldats allemands de 1940? Bien sûr, les meilleures unités sont engagées sur le front russe... Ici, c'est le fond de la troisième réserve !

J'exhibe avec véhémence mes documents, insiste sur ceux qui sont tamponnés de la kommandantur, et précise que je suis "Ingénieur" !

Après un minutieux examen, peut-être impressionné par la profession "Ingénieur", et aussi par lassitude, l'officier appelle deux soldats qui "nous" reconduisent à mon hôtel ! La qualité de mes vêtements, et de ceux de ma jeune voisine, par rapport à la misère des autres clochards, lui a fait penser que nous étions « ensemble ». C'est ainsi que, vers minuit, encadrés par deux militaires, arme à la bretelle, bottes martelant le pavé, nous aurons l'honneur d'une conduite sous escorte, jusqu'à mon hôtel...

Après avoir parlementé avec ma compagne involontaire, choquée de devoir franchir la porte de ma chambre, finalement elle accepte compte tenu des circonstances, après m'avoir fait jurer de ne pas abuser de la situation...

Le réceptionniste qui me connaît, accepte de nous y apporter un repas froid accompagné d'une bouteille de vin pour nous remettre de nos émotions.

La marche nocturne et notre heureuse libération ont ragaillardi ma petite compagne. Toutefois sa présence - elle n'a pas eu le choix - dans l’intimité d'un inconnu, la paralyse : Elle reste debout, méfiante, plantée près de la porte.

Je l'examine. Elle est un peu moins jeune que je ne l'avais cru, peut-être 25 ans. Petite silhouette frêle, mais élégante dans d'excellents vêtements, très beaux souliers à hauts talons. De superbes bijoux aux doigts et au poignet.

Les émotions creusent l'appétit... En mangeant, elle se détend. Je reçois son premier sourire. Et, réaction bien féminine, bientôt elle s'enferme dans le cabinet de toilette.

La jeune fille qui en sort est une toute autre personne ! Visage mieux que joli : Typé. Son abondante et lourde chevelure brune, son teint mat, d'immenses yeux noirs qu'ombragent de longs et épais sourcils, lèvres charnues, attestent peut-être une ascendance espagnole (le cas est fréquent dans le Nord qui fut possession de la couronne ibérique deux siècles durant jusqu'en 1648).

C'est ainsi que, du fait de la complicité involontaire de l'occupant, je deviendrai en moins de deux heures, amoureux fou de ma fragile compagne !

Les émotions communes, la sécurité retrouvée, la chaleur du vin, l'intimité de la chambre, l'étrangeté exceptionnelle des circonstances de notre rencontre - presque une certaine fatalité que nous ressentions tous les deux - nous rapprochent. Une irrésistible attirance unit bientôt nos lèvres en un long baiser...

C’est ainsi que Géraldine entra dans ma vie…

Commencera en effet un amour exceptionnel, réciproque, qui nous tînt en haleine près de deux années : La plus longue liaison de ma jeune vie ! Temps bénis d’un amour parfaitement partagé qui résistera à toutes les vicissitudes des tragiques événements en cours.

Et ce, jusqu’à une certaine journée extraordinaire d’intensité !


Le récit de mes émois personnels, en ces jours tragiques où tant de malheureux perdent la vie, où s'accumulent tant de vertigineuses dévastations, peut paraître scandaleux par son insignifiance... Pourtant, ainsi, tant va la vie ! Vie puissante, irrésistible. Pulsions d'autant plus fortes que le danger de la mort et de déportation sont constants.

De plus, les conditions de vie journalières se sont encore durcies. Aux menaces de l'occupant de plus en plus nerveux et répressif, s’ajoutent maintenant les interventions de la résistance. En fait, et il faut le savoir dès maintenant, il y a deux résistances...

L’une, F.F.L., les Forces Françaises Libres, qui émanent de Londres et qui se revendiquent de de Gaulle. Elle est efficace, comme celle des cheminots qui entrave par des sabotages les transports ferroviaires ennemis. Son but est de redonner à la France son intégrité territoriale.

Et l'autre, les F.T.P.F., Francs Tireurs et Partisans Français, essentiellement politisée et inféodée au parti communiste clandestin, n’obéit qu’à Moscou. Sa finalité est surtout de préparer l’avènement d’un paradis soviétique planétaire. Elle est redoutée des allemands, et elle se charge de « régler les comptes » de gens suspectés de collaboration avec l’ennemi ou de marché noir.

De plus, les alertes aériennes, surtout nocturnes, deviennent presque quotidiennes. Toutes les nuits, la "flack" anti- aérienne allemande tonne, tandis que dans le ciel, passe, invisible, par vagues puissantes, les milliers de forteresses volantes alliées, dans un vrombissement intense et continu.

Cette angoisse constante du lendemain précipite, avec encore plus de force qu'à l'accoutumée, les hommes vers les femmes. Cette incertitude de la vie et de la mort, paradoxalement, favorise les nœuds de l'amour. Les femmes résistent moins... Elles laissent plus facilement parler leur cœur : Demain, il sera peut être trop tard !

En effet, chaque jour qui passe est plus dramatique. On sent que les temps d'une nouvelle guerre sur notre sol, sont proches. Que le pays sera déchiré, français contre certains français. Que des bombardements nécessaires devront détruire nos usines, nos chemins de fer, nos routes...

Mais, puisque nous sommes d’anciens alliés, nous espérons que ces bombardements seront moins aveugles et moins meurtriers pour les populations civiles françaises, que ceux réservés à l'Allemagne, l’ennemie commune…

Chaque jour, la presse vichyssoise relate les opérations de la milice française contre les réfractaires et maquisards. Il apparaît que dans certaines régions, cette résistance devient une force organisée non négligeable.

C’est le cas dans le massif du Vercors, au plateau des Glières, où des unités régulières allemandes sont engagées pour les réduire. Les actualités cinématographiques montrent l'importance des combats : Infanterie motorisée, artillerie, soutenues par des blindés et même des unités aériennes. Donc, une véritable résistance, armée et structurée existe. Certains français ont repris les armes.

Et le pire arrive : A partir d'avril 1943, les bombardements aveugles, jusqu'alors réservés aux villes allemandes, deviennent l'horrible cauchemar nocturne quotidiens des populations des villes françaises, qui, à l'appel sinistre des sirènes, vont se terrer des nuits entières dans les abris précaires des caves. Femmes, vieillards et enfants terrorisés !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:52:58.
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