Vivre à 20 ans une guerre perdue

VIE DE FAMILLE

Depuis mon installation rue Pasteur en avril 1943, ma vie a deux aspects : L'un à base de déplacements sur Paris, Lille et Valenciennes, l'autre sédentaire et un peu monotone, à Liévin.

Au cours de mes déplacements pour la Compagnie Bull (avec une certaine duplicité je l’avoue, car je pense souvent à mes projets belges), je partage - quand l’occasion d’une autorisation de la Kommandantur me le permet - mes soirées du samedi au lundi entre Paris (Jeannette et Maud) et Draveil (mes parents), et, régulièrement mes nuits des mercredis et jeudis à Valenciennes, auprès de ma brune amante zozotante.

De tous ces faits, la qualité et l'efficacité de mon travail diminue. Le temps des fabuleux contrats en quelques mois, est passé ! Tout est suspendu dans l'attente de l'après-guerre.

En conséquence, je prospecte surtout pour l'avenir. La région de Valenciennes est pleine de promesses : tissu industriel métallurgique prodigieux : Forges de Denain-Anzin, Blanc-Misseron, les Etablissements Cail où se fabriquent les formidables locomotives à vapeur type 231, Pacifique, et 241 Moutain... Et je n'oublie pas les Mines d'Anzin, la concession la plus étendue et qui emploie le plus grand nombre d'ouvriers mineurs de tout le bassin minier du Nord - Pas-de-Calais.

Par comparaison, les autres journées que je passe à Liévin au sein de mes logeuses toujours aussi empressées, me semblent bien calmes et sans excitation.

Pourtant, elles ne savent quoi inventer pour me faire plaisir ! Surtout sur un plan où je risque d'être obligatoirement attendri, c’est à dire au niveau de la férocité de mon appétit !

Grâce à elles, je bénéficierai de petits-déjeuners exceptionnels, avec du vrai café ! Puis, d'invitations de plus en plus fréquentes à dîner. Chacune est l’occasion d’un véritable festin digne des meilleures tables d'avant-guerre, avec porto et excellents vins (comment font-elles ?) Tellement fréquents que j'en arrive à une convention de demi-pension qui, plus tard, deviendra pension complète.

Mon linge, sans que je l'aie demandé, est lavé, repassé. Mes vêtements entretenus et brossés, souliers cirés. Et toujours des visages souriants, heureux, ravis, dès que je parais : j'ai l'impression confortable d'être presque le Bon Dieu pour ces trois femmes…

Je passe souvent des soirées entières avec elles, réchauffé par leur gentillesse spontanée. Gentillesse, et sympathie réciproque, qui vont se muer avec le temps, en affection, tendresse et intimité. Intimité devenant parfois même, un peu ambiguë...

Notamment avec Madame Y., et avec sa grande fille Germaine... Il me semble même, au cours de certains après dîners, discerner, à la fois une certaine provocation, et une atmosphère de complicité favorisées par l'exiguïté de l'habitation et la proximité des chambres... Sous le regard complice et complaisant de la grand-mère !

C'est ainsi que lors de mon anniversaire du 28 novembre 1943, alors que dehors il fait déjà très froid, après une chaleureuse soirée marquée par un repas généreusement arrosé, soudain une odeur forte de fumée nous parvient ! Un fil électrique dénudé a mis le feu aux rideaux et tentures de la chambre d'Y. V. ! Je réussis sans difficultés à éteindre ce début d'incendie, mais la pièce est totalement inutilisable !

Pour oublier cet incident, quelques verres de porto supplémentaires, sont prodigués. Mais la nuit avançant, le problème du couchage apparaît : Il n'y a plus que deux chambres habitables...

Alors, sans y avoir vraiment pensé, sans calcul, mais l’esprit échauffé, galamment, sur le ton de la plaisanterie et en riant, je déclare offrir la moitié de mon lit, soit à Y. V., soit à Germaine ! Magnanime, je les laisse choisir...

Puis j'embrasse tout le monde (car il y a déjà un certain temps que l'on s'embrasse en toute occasion), et me retire dignement dans ma chambre, laissant ma porte entrouverte...

C'est Y. V.. qui va se sacrifier !

Dire que j'ai vraiment eu beaucoup de goût pour les attraits d'Y. V. serait mentir. D'abord, elle avait trente-cinq ans, ce qui dépassait les limites de mon éclectisme. De plus, son corps et sa poitrine, bien que préservés, portaient tout de même les marques d'une maternité. Toutefois, globalement, je dois admettre que l'ensemble supportait vaillamment l'examen et offrait de quoi satisfaire l’honnête jeune homme que j’étais...

Désormais, ainsi ira désormais ma petite vie, et je me servirais d’Y.V. régulièrement tous les soirs passés à Liévin… Sans amour vrai, par commodité. Parce que c’est maintenant implicitement inclus dans nos conventions de pension “ tout compris ”.

De plus, à partir de ce mini incendie aux dégâts réparés dès les jours suivants, et de l'extension des mes avantages, je connais le plaisir royal de "régner" dans le plus parfait absolutisme sur la maisonnée de la rue Pasteur ! Véritable existence de pacha, adulé et sollicité.

Je dois avouer que je m'habitue très bien à cette situation et à tous ses avantages, par une sorte de paresse... Mon manque d'exaltation amoureuse en raison de l'absence de jeunesse d'Y.V., est compensé par l'extrême commodité de nos rapports. Limités exclusivement à la convenable satisfaction de nos pulsions, sans vaines déclarations amoureuses, ni questions sur mes autres occupations pendant mes journées de déplacements hebdomadaires.

Y.V. ne se risquera jamais au moindre tutoiement, sauf pendant ses minutes de suprême exultation... En public, ou dans ses lettres, elle ne m'appellera jamais autrement que : Monsieur Maurice.

Mais le soir, lors de nos petites promenades au clair de lune, (c'était notre façon discrète d'évoquer nos rapports), elle avait les ardeurs d'une Madame Bovary ! Une tendance à crier son plaisir au point d'être obligée de mordre son poignet gauche utilisé en guise de bâillon ! Ensuite je quittais son lit pour ma chambre, sans autre formalité... Tels étaient nos rites et nos conventions implicites.

Et Germaine ? Eh bien, peu à peu, mes rapports - avec l'étrange, l'évidente complicité tacite de sa mère et de sa grand-mère (curieuse famille !) - deviendront également un peu troubles...

Au point qu’à l'occasion de la nouvelle année 1944, sous prétexte de me souhaiter la bonne année - alors que le trio de mes hôtesses se trouve dans ma chambre - Gaétane se glisse en riant dans mon lit, comme pour un jeu, sous les yeux indulgents de sa mère et de sa grand-mère !

Depuis ce jour, chaque matin, la gamine (façon de parler ) qui dort la nuit avec sa grand-mère, dès que celle-ci se lève pour préparer le café matinal, va venir régulièrement se couler, en longue chemise de nuit, dans mes draps, pour de chastes câlins comme elle l'aurait fait avec un grand frère.

Situation dans laquelle nous trouvait la grand-mère, nullement choquée, qui nous apportait le premier café de la journée en chantonnant d'alertes et sautillantes polkas villageoises, toute en sourires et affectueux baisers ! La gamine venait d'avoir seize ans !

Je connaîtrai ainsi, dans ce simili harem, un certain bonheur calme et tranquille : Etre aimé sans aimer vraiment, régnant confortablement, sans condition ni contrepartie, sur trois femmes dévouées : la mère, le soir, la fille, le matin.

Et la grand-mère ?

Alors non ! Absolument pas ! J'espère que l'on me croira : Jamais elle ne franchit la porte de ma chambre, autrement que pour apporter le breuvage odorant du matin !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 14:04:36.
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