Vivre à 20 ans une guerre perdue

INTERMEDES LIEVINOIS

Donc, dans le contexte dramatique de l’occupation allemande et des extraordinaires événements en cours, des journées confortables s'écoulent, exceptionnellement préservées et douces.

Sauf quand elles sont brutalement interrompues par les bombardements nocturnes, de plus en plus fréquents… Par les incursions et les fouilles des maisons par la soldatesque allemande… Par les mitraillages soudains d’un Mosquito anglais, ou par la courte rafale d’une mitraillette d’un groupe de maquisards F.T.P.F. qui vient d’exécuter un soit disant collaborateur...

Evénements quotidiens auxquels - aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui - on s’habitue car ils font partie de la vie quotidienne d’alors, compte tenu de la guerre et de la présence allemande. Sitôt l’alerte passée, chacun retourne sans transition à se petites préoccupations.

Ces deux anecdotes - personnelles et sans gloire - en seront l’illustration.


La première se nouera quelques maisons au-dessus de celle d'Y. V., près de celle de la fameuse Madame P., là où il y avait un garage automobile. La fille de la maison, Solange, vingt-deux ans, est la beauté vedette du quartier. Je me souviens peu d'elle, si ce n'est qu'elle était blonde décolorée, grande, d'un maquillage et d'une élégance tapageuse. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, Solange a jeté son dévolu sur moi… Sans doute en raison de mon chapeau à bords roulés qui est le seul de Liévin !

La donzelle, précoce et provocante, n'est pas farouche, et je n'ai pas besoin de longues soirées pour la convaincre à me suivre dans un hôtel à Lens…

La drôlesse ne me laissera pas de souvenir particulier, si ce n'est que, quelque mois après nos premières escapades, Madame P., un soir, pendant le dîner, se fait annoncer... Elle arbore un visage tragique et demande à s'entretenir avec Y.V. en particulier. Entrevue suivie ensuite d'un long conciliabule avec mes deux autres hôtesses.

Le pot aux roses Solange avait été découvert !

S'en suivit un ultimatum d’Y.V, qui, au nom de sa dignité, me donnera clairement à choisir : Ou la table - et son complément quotidien - ou cette "traînée" !

Après quelques heures de réflexion, en y mettant les formes pour me sauver la mise, je déclarerai qu'il n'était pas question pour moi de trahir leur tendre amitié... Qu'il ne s'agissait que d'une "curiosité" sans suite, et que j'avais d'ailleurs déjà décidé de l’interrompre...

Je comprends qu'il me faudra désormais respecter un pacte pour conserver tous mes avantages de pension complète : Pas d'aventures « liévinoises » ! Ailleurs, je suis libre, leur honneur est sauf !

L'incident n'aurait pas mérité d'être conté s'il n'y avait eu une "chute" ultérieure...

La chaude coquine de Solange tenait un journal de ses amours successifs… Celui-ci fut découvert lors des pillages de la libération. Il fit le tour de la ville. J'y avais ma place et j'en eus connaissance. Le passage qui me concernait se terminait par cette brève conclusion :

-“ Maurice N..? Pas mal... Mais il a préféré son picotin !

Ce qui dénotait de la part de cette jeune amazone, un jugement lucide teinté d’humour.


La seconde anecdote est en relation la famille d’un notable des Mines de Liévin.., C’est un homme superbe, aux belles moustaches à l'anglaise : Monsieur TH.. Ce n'est pas un véritable ingénieur : Il est parvenu à sa haute situation par la force de ses poignets. Donc, il n'est pas reçu dans la société privée et snob des vrais ingénieurs.

Moi non plus. Peut-être pour cette raison, il prendra l'habitude de m'inviter. Il a deux grandes jeunes filles jumelles. Viviane, brune, élancée et vive, qui me plaît beaucoup, et Lucienne, bonne fille blonde, un peu boulotte, toujours entre deux fous rires.

Ils habitent une grande maison sur la route de Lens, à l’écart de Liévin. Comme je n'ai pas une grande activité, j'entreprends d'assiéger Viviane d'un courrier d’inspiration pseudo poétique - pillant sans remords un ouvrage d'anthologie littéraire - lettres que je dépose furtivement, de nuit, sous les volets de bois de sa chambre que j'ai repérée de jour alors qu'elle ouvrait sa fenêtre.

J'avais du temps et c'était un jeu. Il n'était pas question d'utiliser le téléphone en raison de l'espionnage de Madame P. Une correspondance s'engage. Je la prie, je la supplie, de me rejoindre en dehors de Liévin, à Douai, dans le salon de l’hôtel du Grand Cerf.

Elle acceptera...

Mais, oh surprise! Ce n'est pas la svelte Viviane, mais la blonde et boulotte Lucienne transfigurée par l'amour et l'idée de son suprême sacrifice sur l'autel de Vénus, qui m'attendra ! Je m'étais trompé de fenêtre !

Qu'auriez-vous fait à ma place?

-“ Rodrigue, as-tu du cœur ?

Rodrigue en avait, c'est bien connu.

Moi aussi !


Pour moi, le cadre de ma vie liévinoise, inaugurée en avril 1943, va, par suite des difficultés progressives des moyens de communication qui vont devenir en raison de l’imminence du débarquement, de plus en plus aléatoires, graduellement se refermer sur moi, m'emprisonner, ne me laissant finalement aucune possibilité du moindre déplacement. La rage au cœur, je devrai m'y soumettre.

En compensation, le chaud et tendre cocon de la rue Pasteur fait de moi un privilégié sur le plan matériel. J'y suis devenu le personnage principal, entouré de l'affection sans défaut de mes trois amies, dévouées et attentives au moindre de mes désirs.

Cocon parfaitement confortable et pratique par sa formule “ pension complète tout compris ”qui, je l'avoue me ravi, et parfois même attendri... Je me laisse peu à peu, prendre au piège de ce statut royal, et j'y passe agréablement désormais le plus clair de mon temps.

Piège, parce que tant de sollicitudes vont m'amener à leur rendre d’abord quelques services, puis tenter d’intervenir dans leur travail de confection de vêtements pour en améliorer la productivité.

Engagement pernicieux, car je ne saurais pas en contrôler les limites.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:53:04.
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