Vivre à 20 ans une guerre perdue

HOULGATE

Je me retrouve dans un compartiment de huit places d'un wagon vétuste, accompagné de sept jeunes femmes que je connais de vue. Tout le monde s'ignore, chacun refermé sur ses pensées, ses chagrins, victimes d'événements qui nous dépassent, fétus de paille emportés par une tornade gigantesque que la folie orgueilleuse d'un homme mégalomane avait soudain libérée.

Pour moi, je me lamente et regrette mes tendres amours : Clotilde, m’a été arrachée par le guerre… Quand la reverrai-je ? Se souviendra-t-elle longtemps de moi ?

Le voyage est très long. Fils de cheminot, je note que nous sommes souvent garés pour laisser la voie libre à des convois militaires prioritaires.

Indifférent à la frénésie des hommes, le soleil d'une splendide fin d'été, inonde le paysage. La terre, repue, dort dans la chaleur. Le paysage défile lentement.

Les jeunes femmes, une à une, sortent de leur torpeur. Puissance de la jeunesse, leurs visages s'animent, reprennent des couleurs. Des mots sont échangés, puis des phrases et des rires. Enfin, une conversation générale s'établit.

Midi arrive. Elles m'aperçoivent enfin, moi qui depuis le départ les observais, respirant leur odeur. La chaleur dénude les bras, découvre les genoux. La moiteur sculpte leurs corps dans leurs robes d’étoffe légère. Je suis très troublé.

L'une d'elle, Solange, vingt-cinq ans environ, bien connue pour sa vie sentimentale agitée, pose sur moi de longs regards évaluateurs de jeune femme avertie.

Houlgate est surpeuplé et il y fait déjà très sombre. Notre petite cohorte se précipite vers l’hôtel qui nous a été assigné. Ma galanterie fera que je me présenterais bon dernier à la réception.

Il n’y a plus de place pour moi ! Mais, stupéfaction, j’apprends que Solange a fait en sorte pour que nous soyons hébergés dans la seule chambre encore disponible...

Avec la mélancolie de la nuit, je réalise soudain toute la dimension de mon isolement, ayant perdu tout mon environnement affectif habituel, ma famille, et surtout l’amoureuse tendresse de Clotilde… Je me sens affreusement abandonné, et si seul… Alors, pourquoi pas...

Solange est une femme décidée et entreprenante qui simplifiera à l'extrême les formalités... Je me laisserai faire… Le soir même, émerveillé d’être choisi par une telle femme, je la rejoindrai dans la chaleur de son lit.

Il me sembla le lendemain matin, que quelque chose dans mes manières, avait déçue ma partenaire... J’attribuait cela à mon état de fatigue, peut être au fait d'une trop grande différence d'âge...

Tout le monde s’était précipité aux nouvelles, convaincu d'apprendre que Paris et d'autres grandes villes avaient subi leurs premiers raids aériens allemands, que des opérations militaires se développaient sur nos frontières.

Encore une fois, rien ! Absolument rien ! Décidément, drôle de guerre !

Il en sera de même les jours suivants. Au point que cette immobilité militaire me causera un sentiment de malaise, de doute. J'avais comme tout le monde imaginé, que dès la déclaration de guerre, une offensive générale de nos armées nous porterait en territoire ennemi, convaincu encore de notre supériorité militaire. Mais rien de semblable ne s'était passé.

Quelles étaient les raisons de notre immobilisme? Aurait-on choisi d'attendre que l'offensive allemande se déchaîne d'abord contre nous, puis se brise et s'épuise sur notre ligne fortifiée Maginot, avant que de contre-attaquer massivement et marcher sur Berlin ?

Isolé dans un microcosme essentiellement féminin, loin de Clotilde et de mes anciens amis, j'ai l'impression de vivre en marge, dans cette petite ville balnéaire d'Houlgate.

Je dévore tous les journaux. Suspendu aux informations de la radio, essayant de comprendre.

La radio ! Justement une voix, en dépit des brouillages, parvenait d'au-delà des frontières : Radio Stuttgart ! Par son intermédiaire, la propagande nazie se faisait entendre par les ondes ! Malgré la répulsion qu'elle inspirait, qui ne l'écoutait pas ?

Dans l'histoire de l'humanité, c'était la première fois que l'ennemi s'adressait ainsi directement à l'adversaire pour le déstabiliser ! Quel événement, et quelle stupeur d’entendre les arguments de l'adversaire, ses justifications, ses mises en garde, ses incitations à se désolidariser d'avec notre allié anglais...

Chaque jour j'adressais, en plus de ma littérature personnelle à ma mère et bien sur à ma tant regrettée Clotilde, des lettres interrogatives à mes anciens amis ainsi qu’à mon père, pour tenter d'apprécier la situation mieux que je ne pouvais le faire dans ce coin perdu de Normandie.

En vain. Car pendant les premières semaines de guerre, le courrier - du fait des priorités militaires et de la dispersion générale des destinataires - mettra un certain temps avant de retrouver sa ponctualité.

Quant à moi, avec l'excuse de cette drôle de guerre, je continue ma présente vie relativement privilégiée, auprès de Solange...

Quoique je redoute que ma chance actuelle ne dure longtemps… Souvent elle me rejoint très tard dans la nuit, moins disponible…Aurait elle été déjà repris par son goût pour des aventures multiples ? Allait elle me refuser bientôt la porte de sa chambre ?

Ce qui advint.

Et je me trouverai face à de longue soirées, oisives, déprimantes, et surtout de privées de leur tendre privilège amoureux...

Certes, quelques jours plus tard, une certaine Odette, jeune femme d’une trentaine d’années, excentrique et ambitieuse, un peu osseuse selon mes goûts, m’attira à son tour dans ses draps… Pour quelque temps seulement… Puis de me remplacer par notre chef de service, pourtant plus que cinquantenaire, bedonnant et chauve de surcroît !

Il y aura aussi Isabelle, replète, visage aux lèvres gourmandes, languissante dans la journée, mais aux exigences renouvelées la nuit, au point de me réveiller parfois dans mon sommeil… Elle aussi se refusera au bout de quelques jours, ayant alors jeté son dévolu sur un homme de quarante ans – que l’amputation d’une jambe avait exonéré de la mobilisation – vulgaire et mal embouché, chargé du nettoyage des locaux...

J’avais relativement bien admis mes précédentes mises sur la touche… Je les avais justifiées, d’une part en raison des goûts de dissipation bien connus de Solange, et par l’attrait d’une promotion professionnelle pour l’ambitieuse Odette...

Mais qu’une femme aussi peu dépourvue d’attraits selon mes critères qu’Isabelle, me préfère un homme de si peu de qualité et grossier par dessus le marché, je ne pourrai pas le supporter ! Ne le comprendrai pas !

Indiscutablement, quelque chose ne devais pas aller dans mes manières… Mais quoi ? Je m'interrogeais en vain, trop réservé et trop timide pour oser aborder le sujet avec mes amies du moment.

Pourtant, j’étais un homme, un “vrai” maintenant ! Et je connaissais les femmes ! De plus, Solange, Odette, et Isabelle m'avaient parfaitement donné tout le plaisir d'amour que je pouvais souhaiter, assumant ainsi entièrement leur rôle de femme tel que je le concevais ! D’ailleurs ensuite, apaisé, chaque fois je m'endormais aussitôt dans leurs bras, lové peau contre peau comme un enfant bienheureux.

Ces abandons successifs – surtout le dernier - m’affectent beaucoup. M'étonnent sans que je trouve d'explications, si ce n'est finalement celle-ci : Les femmes mariées ne me convenaient pas !

Mais encore une fois, pourquoi ?

Je commençais à déprimer...

Heureusement survint Mme G...

C'était une femme d'une bonne trentaine d'années, brune, hâlée, menue d'apparence. Discrète, sans maquillage, toujours vêtue d'un tailleur noir sur chemisier blanc, les cheveux bruns constamment serrés dans une résille. Elle était très sauvage, et on ne lui connaissait aucune liaison.

Or peu de temps après ma dernière déceptions, sur ma table de travail, je trouvai une rose... Comme je relevais les yeux sur l'atelier des opératrices penchées sur leur clavier, un seul visage était levé et regardait dans ma direction avec insistance : Mme G. !

Faute de mieux, et compte tenu de mon désenchantement du moment, je ne résisterai pas à ses avances feutrées...

Pour découvrir qu’elle valait beaucoup mieux que ses apparences… Notamment lorsque je découvrirai son corps gracile et doré penché sur moi, et qu’elle libéra la masse de sa chevelure qui encadra alors son visage aux immenses yeux noirs, jusqu’à la moitié de ses épaules en soyeuses ondes brune...

Je vivrai auprès d’elle trois mois de bonheur secret. Elle était passionnée, ardente, dévouée, pleinement aimante selon mes critères. Maternelle.

Bientôt elle me convainquit de louer en joignant nos deux revenus, en garni, le rez-de-chaussée d'une villa isolée en bord de la mer.

Durant le mois d'octobre, lorsque le temps le permettait, nantis de deux couvertures, nous allions nous aimer au crépuscule dans un endroit solitaire au bord de la grève, bercés par le bruit du ressac, émerveillés par les splendeurs du couchant.

Lorsque le froid ou la pluie nous interdiront ces sorties romantiques, elle m'apprit la volupté incomparable de l'amour auprès d'un feu de bois aux flammes dansantes, qui nous éclairaient et réchauffaient de leur rougeoiement, nos corps enlacés.

Amours crépusculaires qui me révélèrent, pour la première fois, la splendeur sans égale de minutes parfaites.


Un soir, en bord de mer, survint un incident spectaculaire qui nous rappela brutalement que nous étions en guerre... Nous étions allongés, chaudement serrés l'un contre l'autre dans notre couverture utilisée comme sac de couchage, ressentant déjà la morsure du froid de la nuit, et contemplant quelques instants encore la splendeur du ciel étoilé.

Soudain, le claquement sec d'un coup de canon déchira le silence, suivi de l'explosion toute proche d'un obus! Le tir continua à raison d'une déflagration toutes les dix secondes environ. Peu après, les pinceaux des projecteurs militaires balayèrent la surface de la mer pour bientôt converger, tous ensemble, sur un point précis.

Alors apparut dans la lumière crue, la silhouette des superstructures d'un sous-marin, à quelques centaines de mètres de la plage. Il disparut peu après, encadré par les gerbes d'eau soulevées par les obus des batteries côtières.


Décembre s'étirait. Bien que choyé, recru d'amour par la maturité chaleureuse de Mme G., paradoxalement, je commençais à m'ennuyer sérieusement à Houlgate, d’autant plus que le courrier de Clotilde s’était interrompu ! Tous les conforts certes, mais vie monotone. Peut-être étais-je en train de découvrir que ce genre d’existence routinière et sans projets, ne me convenait pas ?

La guerre ? Il n'y avait pas de véritable guerre ! On était installé dans ce que l’histoire appellera : La “ drôle de guerre”, un face à face immobile et sans offensive, de part et d'autre du Rhin.

Pourtant, depuis la déclaration de guerre, d'énormes événements avaient eu lieu à l'Est. Ma mémoire ne les a pas oubliés !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:53:02.
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