Vivre à 20 ans une guerre perdue

LES ANGLAIS SONT A LIEVIN

Tandis que ces événements extraordinaires se sont déroulés en France depuis le débarquement allié en Normandie, que s’est-il passé en zone rattachée à Bruxelles, et notamment à Liévin ?

Pour l’ensemble de la population du nord – et pour moi reclus rue Pasteur, depuis les événements du 6 juin, tout est suspendu à l'écoute des communiqués de la radio de Londres.

En ces journées historiques, en dépit d’un temps épouvantable, venteux et froid pour la saison, il devient évident que depuis cette date, fosse par fosse, le travail s’arrête.

L’inquiétude gagne certains, paysans, commerçants, responsables d’entreprise, et mêmes les ingénieurs et les dirigeants des Houillères soudain conscients que l’on pourrait leur reprocher d’avoir organisé la production de charbon, en faveur des Allemands...

Certaines jeunes femmes - je ne parle pas de celles, vénales, qui de tout temps ont fait commerce de leur corps sans se soucier de la nationalité de leurs clients, mais de celles, faibles, qui ont cédé aux pulsions de leur cœur pour de "si séduisants vainqueurs" et dont les amours ont été suivis parfois de maternités - commencent à trembler...

(A ce propos, ceux et celles de ma génération se souviendront avec trouble, de la célèbre nostalgique chanson de 1940, qui évoquait justement les séductions de nos vainqueurs :

-“ ... Bel amant, bel amour, bel ami !)

Soudain, au cours de la nuit du 3 septembre 1944, je suis réveillé en sursaut par un vacarme ample et continu...

Prudemment, et sans allumer, j'écarte un peu les épais rideaux imposés par la défense passive, et risque un œil sur la rue Pasteur.

Spectacle passionnant !

Dans la clarté lunaire d'un ciel bien dégagé, des chars allemands défilent, en ordre parfait, avec leur croix gammée noire sur fond blanc, leurs longs canons retournés vers l'arrière, recouverts de filets de camouflage et de branchages feuillus...

Tourelles ouvertes sur les sombres uniformes noirs des hommes des panzers, qui braquent sur les fenêtres leurs mitraillettes, tandis que le faisceau de leurs projecteurs mobiles fouille les façades : Au moindre mouvement suspect, les armes crépitent, faisant voler en éclat les vitres.

Le tout dans un grondement sourd de centaines de moteurs puissants et le crissement si particulier des larges chenilles de roulement des blindés sur les pavés.

Fasciné, j’observe, tentant d'évaluer le nombre, le calibre des pièces d'artillerie, stupéfait de l'impression de puissance irrésistible qui se dégage de ces monstres d'acier... Des motocyclistes aux longues capotes vertes vont et viennent.

Je sens une épaule, puis une autre, silencieusement m'encadrer : Y. V. et Germaine. La grand’mère suit.

Passent maintenant des pièces d'artillerie auto portées: Je reconnais les longs canons de la célèbre Flack. Puis des camions remplis de fantassins de la Wehrmacht qui surveillent les façades, un doigt sur la gâchette.

Entre chaque groupe, des camions équipés de canons à deux tubes braqués vers le ciel, bande de toile garnie d'obus de 30 mm engagés, serveurs en position d'alerte.

Viennent ensuite de lourds camions de matériel, et enfin de gros camions-citernes. Peu après, entouré de voitures légères dotées de mitrailleuses et de motos side-car, apparaît un étrange engin semblable à un wagon blindé, hérissé de longues antennes : Sans doute un poste de commandement roulant.

Toute cette armada est soigneusement camouflée sous une peinture type "léopard" mate, sans aucun reflet, et recouvert d'abondants branchages de toute sorte.

Combien de temps a duré le défilé ? Certainement plus de trois heures. Fleuve d’armes et d’acier, angoissant de puissance.

Mais une chose est certaine, tous se dirigent vers l'Est ! Donc, c'est la retraite de l'armée allemande !

Dès que poindra le jour, la rue redeviendra déserte et silencieuse.

La nuit suivante, d'autres unités vont encore passer, plus hétéroclites. Je reconnais des silhouettes d'engins déjà vus en 1940. Il y a moins de véhicules motorisés, et davantage de soldats cyclistes, vieux fusil Mauser en bandoulière, et à l'évidence, tous plus âgés.

En revanche, certaines unités d'infanterie sont constituées par des visages très jeunes, presque enfantins sous le large casque enveloppant qui caractérise le soldat allemand.

Ce dont je peux témoigner, c'est que, au cours de ces deux nuits, dans mon quartier, il n'y aura pas eu un seul coup de fusil, pas une seule intervention de la résistance !

Mais, au cours de la troisième nuit, celle-ci va s'enhardir en voyant passer, au pas, des soldats territoriaux aux cheveux blanchis, tirant des charrettes à bras, ou fouettant des chevaux fatigués attelés à des voitures réquisitionnées dans les campagnes...

Du coin des rues, de derrière le monument aux morts situé à cent mètres de mon observatoire, des coups de feu d'armes variées allant du revolver au fusil de chasse, éclatent. Les lamentables cibles, tristes vestiges de l'insolente armée nazie qui a failli terrasser l'Europe, réagissent à peine, lâchant quelques balles de leurs vieux fusils à culasse de la première guerre mondiale, victimes expiatoires de la folie d'un homme qui prétendait vouloir créer un nouvel empire pour mille ans !

Tout cela me rappelle le sort de nos malheureux soldats de juin 1940... Quelle punition impitoyable va accabler ce peuple allemand qui s'est cru, un temps, un peuple de seigneurs…

Juste et implacable retour du glaive !

Puis il y aura une journée d'accalmie, d'incertitude, où presque personne ne se hasardera hors de chez lui, craignant les F.T.P.F. armés, qui se manifestent de manière inopinée, en tiraillant à droite et à gauche…

Je me risque à me rendre aux Grands Bureaux, pratiquement vides d'employés. Par contre, l'étage de la Direction Générale grouille d'Ingénieurs à l’évidence soucieux. Je tente d'approcher les standardistes pour tenter d’envoyer quelques messages. Il n’y en a qu’une, que je connais un peu. Je lui demande de me passer Paris ou Valenciennes, mais elle me répond que désormais, plus aucune communication vers l'extérieur n’est possible.

Je descends à la poste où je retrouve l'inévitable dame Paul, casque sur les oreilles, impuissante, tandis que sur son tableau lumineux clignotent toutes les lampes rouges d'appel. Ecartant son micro, elle me chuchote :

-“ Monsieur Maurice, rentrez vite chez vous, les Anglais approchent. Ils viennent de Bapaume et se dirigent sur Arras ! Il y a des accrochages. Mais surtout, faites attention aux F.T.P.F. : Ceux de Calonne et de la Fosse 3 (les deux fosses les plus "rouges" de la région) sont descendus en ville : Ce sont des mauvais, ils font des rafles, ils arrêtent déjà des collaborateurs et certaines femmes...

En effet, en remontant les huit cents mètres qui me séparent de chez Y.V., je rencontrerai un groupe de trois énergumènes surexcités par les cris d'une "pétroleuse" échevelée et aux traits haineux : Ils poussent brutalement un homme corpulent, en bras de chemise, vers une vieille camionnette qui démarre aussitôt !

Les heures passent lentement, suspendues. Des coups de feu claquent à hauteur du monument aux morts. En me penchant à la fenêtre, je distingue un corps allongé, et deux silhouettes qui s'éloignent tranquillement...

Alors soudain retentit une forte clameur, hurlée à pleins poumons par un homme en vélo venant de la direction de l'ouest :

-“ Les Anglais sont à Souchez ! Les Anglais sont à Souchez !

Souchez est un village de campagne, à six kilomètres de Liévin, sur la route nationale Arras - Béthune.

Instantanément, la rue est pleine de monde. Je guette au loin un bruit de canon, de mitrailleuses... Rien. Que le calme et la sérénité d'une belle fin d'après-midi de fin d’été.

Sur les manches des hommes, les brassards F.F.I. ont fleuri comme les pâquerettes au premier soleil du printemps... Certains portent même des ceintures de cuir avec étui de baïonnette et poche revolver ! Quelques calots de toutes teintes, mais surtout des bérets avec des galons. Allure belliqueuse de vieux briscards.

Passe une voiture Citroën traction avant avec trois lettres peintes : F.F.I., et arborant deux drapeaux tricolores claquant au vent, conduite par des civils. L'un crie dans un porte-voix :

-“ Ils arrivent ! C’est la libération... Vive la France !

En effet, au bas de la rue, débouche un étrange petit véhicule plat, mais muni de roues aux larges pneus presque neufs, surmonté d'une longue antenne flexible.

Quatre militaires non casqués l'occupent. L'un d'eux, à côté du conducteur, porte une casquette à visière de toile bordée de rouge, et arbore une magnifique paire de moustaches rousses aux pointes relevées, digne du Major Thomson ! Les deux autres ont un casque radio sur les oreilles. Ils sont tous vêtus d'un blouson kaki vert jaune, nanti d’une ceinture de textile. Ils sont décontractés, souriants et heureux de vivre ! La voiture est armée d'une mitrailleuse axée sur le pare-brise. On distingue un émetteur récepteur radio à l'arrière.

Telle sera ma première vision du début de la libération, après quatre ans d’occupation allemande : Celle d’une avant garde anglaise de trois soldats et un officier, montés sur une Jeep !

Peu après apparaissent des blindés légers montés sur six roues aux énormes pneus sculptés (on dirait des dents d'engrenage), armés d'une mitrailleuse lourde et d'un canon qui doit être antichar.

Puis un imposant défilé de gros blindés, tous identiques, aux formes et tourelles arrondies, dotés d'un court canon. Le tout est hérissé d'antennes multiples comme celles de gigantesques scarabées. Arrivent des camions avec double boggie arrière à huit pneumatiques, chargés de soldats en blouson et béret, armés d'un court fusil à gros chargeur et baudrier de toile.

Trois wagons blindés précèdent des camions-citernes impressionnants et des ensembles routiers constitués par un puissant tracteur remorquant une longue plate-forme aux nombreuses roues de six essieux sur laquelle repose un char blindé.

Enfin un matériel roulant de toutes sortes de véhicules spécialisés : Atelier, ravitaillement, et autres. Une surabondance de véhicules motorisés invraisemblable. Par contre, pas un seul homme à pied !

Ce qui m'émerveille, - outre la folle joie d'être libéré aussi facilement et sans un coup de fusil - alors que je m'attendais au pire et pour le moins à des combats d'arrière-garde - c’est l'état rigoureusement intact de tout ce matériel qui semble sortir des usines d'armement !

Tout est neuf, depuis ces innombrables véhicules aux pneumatiques surdimensionnés (alors que depuis cinq ans on s'est habitué à utiliser de maigres et usagés pneus rescapés et réchappés), en passant par les chars aux peintures kaki mat, sans une éraflure, jusqu'aux camions impeccables...

Quel contraste avec le matériel allemand que l'on a pu observer les jours précédents, et qui portait les stigmates d'un usage intensif depuis des mois, voire des années !

Cela dit, j'éprouve une désagréable sensation d'infériorité pour les Anglais en ce qui concerne la masse et l'agressivité de leurs chars d'assaut... Les silhouettes des blindés nazis que j'avais entrevus la première nuit, m'avaient semblé plus longues, plus larges, plus basses... Et ils étaient équipés de tubes d'artillerie dotés d'importants freins de bouche, beaucoup plus impressionnants,...

Par la suite, j’apprendrai que toute l'armée anglo- américaine ne possèdait pour le moment qu'un seul type de char, le "Sherman", techniquement surclassé par les tout derniers engins panzers ennemis, "Tigre" et "Panthère" ! Mais qu’ils étaient - bienheureusement - peu nombreux.

En revanche, le nombre des Sherman est considérable, et leur système de transmission par radio semble très évolué : aucune signalisation manuelle ou optique : Partout des antennes, de la simple moto jusqu'aux mastodontes qui transportent des chars.

Cette armée toute neuve, entièrement motorisée, avance à une dizaine de kilomètres à l'heure, par à-coup, entre deux haies de civils ébahis et frénétiques.

Les hommes tentent d'approcher, de toucher le matériel, d'apprécier l'armement. Les femmes, les jeunes surtout, lèvent la tête et les bras vers ces jeunes gens aux visages clairs et roses, moustaches et cheveux blonds, distribuant par poignées des tablettes de chocolat et des cigarettes... A chaque arrêt, des baisers sont échangés, et des jeunes filles sont enlevées par des bras vigoureux.

Tous les jardins perdront leurs fleurs en quelques heures, au profit des véhicules de nos libérateurs... Germaine, dont le visage s'est animé, a disparu… Elle nous reviendra tardivement, en nous rapportant des paquets de cigarettes blondes, et des tablettes de chocolat... J'en avais presque oublié le goût si particulier, si savoureux…


Après le défilé de toute cette armée motorisée, il ne resta plus, sur la grande place du marché de Liévin, qu'un immense atelier de réparations de chars et véhicules, surabondamment équipé.

A la tombée de la nuit, les Anglais s'éclipseront aux bras des jeunes femmes, selon une certaine hiérarchie : Officiers pour les dames d'ingénieurs, sous-officiers pour les commerçantes, soldats vers les corons...

Puis, dans les jours suivants, Liévin se retrouva seule, face à elle-même...

Dangereusement, car toute autorité, police, gendarmerie, a totalement disparu.

La rue devient inquiétante. Parcourues à vive allure par les camionnettes des F.T.P.F. armées de façon disparate, arborant des drapeaux rouges, et auxquelles se sont jointes des femmes échevelées et au regard excités, exhibant parfois un civil terrorisé et les mains liées dans le dos ! Scènes telles qu'en connu sans doute Paris, aux pires heures de la Commune, en 1871...

Ces bandes procèdent à des arrestations arbitraires, à des lynchages, à des exécutions sommaires... Des rafales de mitraillettes crépitent... On entend des poursuites effrénées, des cris, des chocs, des portes enfoncées, des vitrines qui éclatent dans un grand bruit de verre brisé …

Les rues se vident, les volets se ferment comme aux plus mauvaises heures de l'occupation. De vieilles voitures, réquisitionnées par ces factions, circulent à folle vitesse, déjà toutes cabossées, glaces baissées pour laisser pointer des armes. Anarchiquement, elles font la loi dans le désordre le plus complet et dans l'inquiétude générale !

Les rares informations circulent par les jardins, de bouche à oreille. Elles ne sont pas rassurantes. Ce sont les pires individus des corons les plus rouges, structurés depuis les grandes grèves de 1936, qui tiennent le haut du pavé. Ils occupent la Mairie, la poste. Ils ont désarmé les "Pétains", et disposent des rares moyens de communication et de transport.

Cette situation d'anarchie durera deux longues semaines avant qu'un semblant d'autorité ne commence à se manifester.

Enfin, par rejet et surtout grâce à la Military Police anglaise, l'autorité civique réapparaîtra.

Alors, presque spontanément, se constituera dans la rue principale de Liévin un immense rassemblement d'hommes et de femmes, parmi lesquels se reconnaissent de nombreux visages connus.

Un défilé imposant et enthousiaste, chantant la Marseillaise à pleins poumons, remonte vers le monument aux morts, tandis que depuis les fenêtres, une multitude de mains brandisse des drapeaux et des fleurs !

Dès lors, des agents en uniformes et les pompiers, assureront la sécurité dans les rues, rétabliront l'ordre dans les corons. En quarante-huit heures, le calme sera revenu.

Mais au cours de cette quinzaine de jours, que de mauvais souvenirs... Vengeances sordides, rancunes lavées dans le sang, haine au ras du sol, jalousie, règlements de comptes, crimes, exécutions anonymes...

Spectacles navrants d'une ville abandonnée à la lie de sa population... Pleines charretées de femmes tondues et dénudées en public, promenées dans les rues un écriteau pendu à leur cou : "J'ai couché avec les Allemands".

Le fait était notoire pour certaines. Mais pour certaines, c'est la surprise, la stupeur... Etait-ce toujours justifié ?

Un peu plus tard, quand les nouvelles circuleront mieux, on apprendra que, si on a assisté à de nombreuses exactions à Liévin, ce fut bien pire ailleurs ! Véritables journées de terreur révolutionnaire, sanglante et meurtrière, qui dureront parfois plusieurs mois !

Mais pour l’heure, maintenant que l'occupation allemande a cessé, et qu'une relative sécurité est assurée en ville, la vie reprend. On se remet au travail, mais sans enthousiasme, parce qu'il n'y a encore aucune coordination, et surtout aucun moyen de transport.

On reste suspendu à l'écoute de la radio...

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:53:09.
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