Vivre à 20 ans une guerre perdue

LIEVIN, MARS 1943

Liévin est une grosse ville minière de trente mille habitants - soit bien plus que certains chefs-lieux de département comme Tulle ou Aurillac - située à cinq kilomètres de Lens.

Arrivé par le train à la gare de cette ville, je décide de faire à pied les cinq kilomètres qui séparent les deux cités, afin de mieux identifier mon futur cadre de vie.

Liévin est juste située à la limite sud du bassin minier. La route traverse une enfilade de corons, monotones, vers les collines de Vimy.

Il n'y a que quatre types de constructions. Les maisons ouvrières, toutes identiques. Les maisons d'employés, nettement plus grandes, mais du même style. Les maisons des commerçants, hétéroclites, de la plus petite à la très grande. Enfin, les maisons d'ingénieurs, parfois véritables mini châteaux pour les cadres supérieurs, telle celle du directeur, entourées d'un grand parc.

Arrivé devant les grands bureaux des Mines de Liévin, je constate qu'il s'agit sans doute d'une concession minière de second plan. En effet, j'ai remarqué que les édifices des grands bureaux sont à l'image de l'importance des sociétés. Impression de relative modestie qui sera confirmée lorsque je me trouverai devant le Directeur, Monsieur R..

Son bureau n’a rien de la prestance de celui de monsieur T. à Lens, qui n’était que secrétaire général, l’équivalent de celui des simples igénieurs. Pourtant, c'est un homme représentatif, sévère et bref, qui me précise dès l'abord :

-“ Certes, vous êtes inscrit comme Ingénieur des Mines à notre Société. Mais n'oubliez pas que vous êtes un "faux" ingénieur, et que vous n'avez droit à aucun de leurs avantages et prérogatives : Pas de maison, pas de droit au service voiture.

C'est sous ces augures restrictifs et peu engageants, que débuterai ma vie liévinoise...

Pour commencer, il importait de trouver où me loger. Momentanément, je choisis de résider pour un temps dans un hôtel de Lens, là où j'ai mon noyau de techniciens. Leur bonne humeur et rabelaisienne me changera les idées. J'en ai besoin.

D'autant plus que Paris vient de m’envoyer un phénomène de mécanicien, sorte de Don Juan "baraqué", ancien boxeur poids lourd, et doté d'un "baratin" de parisien incomparable.

Tel est, Rade, « le tombeur de ces dames », qui a toujours en réserve une anecdote pimentée se rapportant à l’une de ses conquêtes. Ce soir, il nous raconte sa dernière aventure :

-“ Figurez-vous les amis, qu'hier au soir il m'en est arrivé une bien bonne... Vous connaissez la très jeune petite rouquine qui fait les chambres à l’hôtel, une petite boulotte mal dégourdie ? Eh bien hier au soir je l'avais embarquée dans ma chambre, après le dîner.

-“ Mais vous parlez d'une godiche ! Pas possible d'être pucelle à ce point là ! Une vraie tourte ! Ca m'en avait presque coupé tous mes effets... J'étais sur le point de la renvoyer quand j'ai eu une idée !

-“ Je lui ai dit en lui montrant mon outil au repos : Tu sais comment ça marche ? Non ? Alors je vais t'expliquer, écoute-moi bien : Tu le prends dans ta bouche. Bien. Maintenant souffle dedans comme pour le gonfler ! Souffle, souffle, souffle encore plus fort... Là, tu vois que ça marche ! Allez, vas-y cocotte, souffle encore, et encore... Regarde, t'as gagné ! A cette heure, tu connais le mode d’emploi ! Maintenant je vais t’apprendre la suite…

Nous étions tous pliés en deux ! Comme c'est bon de rire, quand on a le cœur triste !


Pour la première fois depuis que j'ai été muté dans le Nord, je travaille peu ! D'ailleurs, quelque chose a changé dans l'atmosphère des milieux d'affaires. Le vent a tourné...

Terminés les projets à base d'investissement. La philosophie générale du moment est : "On verra après guerre". Pratiquement de ce fait, je dispose de beaucoup de temps, et je me sens moins utile. En roue libre.

Habitué au rythme trépidant de mes anciennes journées, je m’ennuie. Et puis, compte tenu de mon nouvel isolement et la réduction de mes occasions de déplacement à Paris en raison de la stagnation de mes travaux, voyages qui me permettaient de poursuivre mes amours partagés entre Ingrid et Martine, je suis dans l’obligation de me reconstituer un tissu de relations féminines local.

Mais mes moyens de prospection ne sont plus aussi faciles : A Douai, du fait de ma position, je bénéficiais d’un avantage considérable puisque je régnais sur l’embauche d’un petit personnel féminin. Ici, rien de semblable.

Enfin, les contrôles allemands s'étant encore resserrés - lors du renouvellement de mon ausweiss permanent, celui ci a été remplacé par un document provisoire - il me faudra dès lors faire de longues démarches pour le renouveler, après avoir obtenu l'accord de la Compagnie Bull… Or il me semble que celle-ci se fait maintenant tirer l'oreille... En conséquence, je suis souvent obligé d'avoir recours à mon allié de Bruxelles.

Quant à mes relations lilloises, la situation particulière de Liévin à cinq kilomètres de la gare de Lens - elle-même beaucoup moins bien desservie que Douai située sur l’axe Paris Lille - m’interdit de faire un aller et retour entre soirée et matinée du lendemain…

D’une manière générale, mon étoile pâlit. Sans le prestige de mes succès à la Bull, je redeviens ce que je suis vraiment : Un jeune homme sans diplômes, banal, et sans attrait particulier.

Et qui devra par conséquence, commencer à se contenter d'amourettes sans doute plus modestes...

Mon orgueil en souffre.

Je décide de tenter de m'organiser.

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:53:10.
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