Vivre à 20 ans une guerre perdue

LES MACHINES BULL

A Juvisy, depuis mon retour de Bordeaux et l'échec de ma tentative d'évasion vers le Maroc, six mois se sont écoulés...

Mois vides, où, comme tant d’autres jeunes qui avaient perdu leur emploi, je ne me suis occupé seulement qu'à vivre au jour le jour mes petites aventures personnelles, et à assurer le ravitaillement et le stockage de denrées alimentaires en vue des jours de disette à venir, ainsi qu’à quelques petits travaux.

Pendant ces longues semaines, passé l’anéantissement provoqué par la défaite, j'ai eu tout le temps pour réfléchir à mon avenir. Et puisque j’avais décidé de garder toute mon indépendance dans l’attente des développements mondiaux inévitables du conflit actuel - implications qui demanderaient sans doute plusieurs années avant de devenir effectives - je ne pouvais pas rester inactif plus longtemps : Il me fallait assurer mon indépendance financière par le travail.

Que penser de cette attitude égoïste ? Pourquoi, moi qui évoquais dans les pages précédentes mon ardent patriotisme, mon héritage de la gloire des soldats de Verdun, mon humiliation devant la défaite, me suis-je si facilement décidé à poursuivre une vie ordinaire?

Pourquoi n'ai-je pas tenté de continuer le combat contre l'ennemi ? Pourquoi ne pas avoir tenté de rejoindre Londres pour répondre à l'appel - qui deviendra historique mais que bien peu de français à l’époque avait entendu - celui du Général de Gaulle du 18 juin 1940 ?

Eh bien, et il faut avoir le courage de le dire : Parce que le Général de Gaulle était alors un parfait inconnu !

A peine si l’on savait qu'il avait été sous-secrétaire d'Etat à la guerre à la veille de la défaite, et qu'il avait écrit un ouvrage, “L'Armée de Métier ”, dont huit cents exemplaires seulement avaient été vendus... Qu'il avait conduit une des rares contre-offensives victorieuses de blindés avec la 4 ième Division Cuirassée dans la région d'Abbeville, à Montcornet, avant la rupture du front de la Somme par les Allemands.

Et même si cet appel avait été perçu par la majorité des Français et par moi en particulier, il aurait été sans pesanteur, parce que totalement déphasé par rapport aux événements que vivait la France profonde, occupée par l’ennemi, et traumatisée par la défaite.

Quant à l'homme lui même - et ce que je vais écrire n'engage que moi et tous ceux que je fréquentaient à l’époque - il nous apparaissait comme un visionnaire solitaire et ambitieux, éloigné des contraignantes réalités vécues en France sous la botte allemande. Eloquent, certes, mais qui s'exprimait de Londres, donc d'une autre planète...

Globalement, nous le jugions aventureux, téméraire, et sans avenir. D'ailleurs plus tard, bien d'autres voix s'élèveront pour appeler à la résistance contre les allemands ! Plus crédibles, chargées d'espoirs, telles que celles du Général Giraud ou de l'Amiral Darlan.

Bien plus, pour les rares familles dont un fils était à Londres par la fatalité du réembarquement de Dunkerque, elles considéraient cette absence comme une fatalité malheureuse ! Comme celles d’un mari ou d’un père prisonnier dans un stalag ou un oflag en Allemagne.

Encore que ces dernières pouvaient espérer un retour prochain des leurs : La guerre étant terminée, les Allemands n'avaient plus de raison de les retenir. Tandis que les soldats évacués en Angleterre allaient certainement être enrôlés dans les forces anglaises qui désiraient continuer “ leur ” guerre, laquelle n'était pas exactement “ la nôtre ” : On n'avait pas encore oublié la trahison de Mers el-Kébir !

Par conséquent, quitte à étonner les lecteurs d'aujourd'hui, en cette fin de troisième trimestre 1940, je n'ai pas eu l'ombre d'une pensée de départ pour l'Angleterre !

Restait la possibilité de l'évasion en zone dite libre, ou la clandestinité...

Partir n'était pas un problème majeur : La ligne de démarcation, longue de mille cinq cents kilomètres, était forcément très perméable.

Mais patriotiquement, qu'est-ce que ce geste aurait apporté à mon pays ? De quel poids ce choix pouvait-il infléchir la suite des événements ? L'inutilité d'une telle démarche, en juillet 1940, était alors évidente pour 999 sur 1000 des français !

S'il y avait eu alors qu’une seule bonne raison vraiment valable en agissant ainsi de servir la France, la moitié et plus de tous les jeunes hommes dont j'étais, serait partie sans l’ombre d’une hésitation !

Les seuls cas d'évasion, plutôt de fuite, vers la zone libre, furent ceux des militants communistes pour des raisons de sécurité personnelle... Mais ce n’était pas une référence à l’époque d’être communiste, car la trahison historique de leur chef, Maurice Thorez, et sa désertion dès le lendemain de la déclaration de guerre pour Moscou, n'en n’avait pas fait un exemple de patriotisme !

En revanche, on commençait à parler du départ discret de certaines familles d'origine israélite, qui, elles, du fait des exemples autrichiens et polonais, avaient des raisons vitales de fuir...

Donc, en toute bonne conscience, j'étais décidé à tenter de trouver avec toute l'énergie de ma fureur de vivre, l'occasion d'une nouvelle expérience professionnelle. Ainsi que celle de quitter ma famille pour voler de mes propres ailes.

Projet un peu fou dans la pratique : Aucun diplôme, tout juste un début de métier dans les machines à statistiques... Mais je sentais en moi une telle ardeur, une imagination si débordante, un tel désir d'aventure, que je me risquais à appeler sur moi de nouveaux orages !J'allais consulter le “ Bottin ”, l’équivalent à l’époque du “ minitel ”. Enormes livres de toile grise alignés sur un mètre au-dessus d'un pupitre de chêne dans toutes les succursales bancaires. Dans le volume “ Paris par professions ”, je trouvais à la rubrique “ Machines à statistiques ”, le nom de trois firmes : Hollrith (américaine), SamasPower (anglaise) et la Compagnie Bull . Par la fatalité des circonstances, les deux premières avaient cessé d’exister. Restait la troisième, française. J'avais peut être trouvé une filière !

Le lendemain même, vêtu de mon plus beau costume - ou plus précisément de celui qui, à mon avis, me vieillissait le plus - heureux temps où l'une de mes principales préoccupations était la trop évidente jeunesse de mon apparence physique - je me présentais au service d'embauche de la Compagnie Bull, au 92, avenue Gambetta à Paris.

Demande de pedigree, interrogatoire sur mon jeune savoir, sur mon passage à la Compagnie américaine Hollrith. Terrorisé et presque aphone au début de l’entretien, je me remettrai en selle dès qu'il sera question de technique.

Mon culot dut impressionner, car on me fit passer dans un autre bureau. Questionnaire plus approfondi, où je fais apparemment un sans-faute. Communication téléphonique, puis arrivée d'un personnage qui devait être important à en juger par la considération qu'on lui témoignait.

La quarantaine, de taille moyenne, vif, affable et gai. On ne voyait dans son visage mobile au grand front, que son regard clair, lumineux d'intelligence. C'était le directeur commercial, Monsieur D. (ingénieur Corps des Mines, s'il vous plaît!). Il reprit l’interrogatoire à un niveau beaucoup plus pointu, notamment en ce qui concernait les performances des dernières machines américaines que les aciéries de Rombas avaient reçues quatre mois avant l'armistice.

Sans trop savoir comment, je me retrouvais ensuite vers midi sous les arbres de l'avenue Gambetta, le cœur en tumulte, ne me rappelant qu'une chose : Je devais recevoir un courrier de la Compagnie des Machines Bull...

Le soir même, l’âme en fête, dès la nuit tombée, je me précipitais chez ma tendre amoureuse Anna, le cœur doublement ému de bonheur.

Dehors, les volets étaient clos ! La chambrette était obscure. La pièce vide. Sur le lit, en évidence, une lettre de deux lignes écrites à la hâte, m'attendait :

-“ Pardon, mon chéri. J'ai dû partir précipitamment avec mes parents. Nous devons fuir au plus vite la Gestapo : Je suis juive ! Anna qui t’aime tant !

D’un coup, j'avais tout compris ! Ses regards noyés d'angoisse, son amour tragique. Juive ! Comment ne l’avais-je pas deviné : Son nom de famille, Sattler, était une signature de ses origines. C'était là son secret, et ce qui avait donné à son amour cette dimension exceptionnelle. Mais pourquoi ne s'était-elle pas confiée ?

Anéanti d’émotion et de douleur, je découvrais d’un coup, avec fureur, une autre raison supplémentaire de haïr le régime nazi, ses conceptions raciales, et l’humiliation de notre impuissance face à nos vainqueurs du moment !

Je ne devais jamais, jamais plus, avoir de nouvelle de ma si mal aimée Anna !


Le courrier de la Compagnie Bull arriva quarante-huit heures plus tard sous la forme d'une sèche convocation à un stage de formation qui commencerait dès le lendemain. Mais sans engagement.

Ainsi débuta une carrière qui allait durer six années... Carrière percutante, car elle devait déterminer toute ma vie future.

Je dois énormément à la Bull de cette époque. Ainsi qu'à l'accueil d'hommes qui, bien que beaucoup plus âgés et plus titrés que moi, m'acceptèrent avec sympathie. Observant amicalement ce petit novice qui assimilait si aisément toutes les techniques les plus complexes, avec boulimie, et sans effort apparent. Toutes les applications comptables possibles, jouant avec un matériel pourtant totalement innovant, jonglant avec les organigrammes, réalisant les “tableaux de connexion” les plus complexes. Et dont la disponibilité était totale depuis la disparition de son bel amour : Anna... Qui s'anesthésiait de travail.

M'accrochant à cette opportunité aussi désespérément qu'un naufragé à l'unique planche de salut qui passe à sa portée. En outre, ma tête n'étant pas très encombrée, mes neurones se montrèrent particulièrement prompts à la gymnastique propre à ce nouveau système de traitements de données, lequel précédait d’une vingtaine d'années l'avènement de l'ère informatique actuelle.

Fin novembre, après un mois de formation accélérée, je serai appelé par le grand patron, Monsieur V., qui me proposa :

-“ Voulez-vous partir dans le Nord, à Douai, pour mettre en place un important ensemble de matériel statistique à la Chambre des Houillères ? Si vous êtes d’accord, vous commencerez votre service sur place, dans huit jours, le 2 décembre prochain. Voici quel sera votre salaire...

Le Nord de la France, ce n'était bien sûr pas la côte d'Azur ! Je situais vaguement Douai dans cette maussade région minière dont on ne recevait plus aucune nouvelle, pas plus que de l'Alsace ou de la Lorraine.

Ce déplacement comportait donc des risques. Mais cela représentait l’opportunité de vivre une aventure justifiée loin de ma famille, ce dont je rêvais depuis plusieurs années. Et le salaire proposé était franchement considérable. Inespéré !

Et aussi, côté cœur, je n'avais plus aucune attache sentimentale en région parisienne. J'étais donc disponible sur tous les plans.

A moi donc, orages désirés !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 13:54:51.
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