Vivre à 20 ans une guerre perdue

LES MIRAGES DE BRUXELLES

Sur le plan professionnel, je commence à avoir de gros problèmes de maintenance et d'entretien du matériel livré : J'ai donné aux installations Bull un tel essor que mon équipe de dix techniciens ne sait plus où donner de la tête.

En outre, la qualité des pièces détachées, notamment celle essentielles des relais électromécaniques clés du système, a considérablement baissé, d'où de nombreuses pannes. J'assiège Paris pour obtenir du renfort et une meilleure qualité de ceux-ci. En vain. Finalement, on me donne l'autorisation de m'adresser au correspondant de la Compagnie Bull à Bruxelles.

C'est la première fois que j'entends parler d'une antenne de la Bull à Bruxelles ! Je décide de m'y rendre aussitôt.

C'est aussi mon premier voyage en Belgique. Grâce à la toute puissance des Mines de Lens, la Kommandantur m'a délivré sans problème un laissez-passer permanent spécial.

A l’ancienne frontière de Baisieux, au changement de train, la Gestapo contrôle mes papiers avec une scrupuleuse attention.

Contrairement aux wagons ferroviaires français vétustes, le convoi, belge est assez récent et bien entretenu.

Sorti de l’agglomération urbaine, on traverse une campagne étonnamment fertile, industrielle et peuplée. Aucuns vestiges de dévastations. Nombreux arrêts. Enfin, Bruxelles, gare "Nord", très animée, voyageurs bruyants et volubiles. Dehors, je constate une circulation automobile beaucoup plus importante qu'à Paris. Il y a même de vrais taxis !

Je fais quelques pas. Et subitement, mon odorat toujours aux aguets, détecte une suave odeur chocolat ! Je ne peux résister. Quelle aubaine que ce chocolat au lait dont j’avais presque oublié le goût ! Ainsi débutait sous de savoureux auspices, mon séjour dans la capitale belge.

Le taxi qui me conduit à mon lieu de rendez-vous traverse une ville intacte, aux beaux immeubles cossus. De nombreux tramways se croisent en tous sens. J'entrevois une très belle place aux statues et pignons dorés. J'interroge, sans succès, mon chauffeur ; il parle exclusivement une langue gutturale, proche de l'allemand, le flamand.

Je dois rencontrer un certain Monsieur de F..

La voiture s'arrête dans un quartier résidentiel. Les salons d'exposition sont situés au rez-de-chaussée d'un petit immeuble, genre hôtel particulier style fin XIX ième siècle. En arrivant, j'ai eu le temps de lire l'enseigne commerciale :

"Machines à Statistiques Bull - Machines comptables Burrough".

Monsieur de F. me reçoit dans son vaste bureau, luxueux et moquetté. Je remarque que son visage a exprimé une certaine surprise en me voyant, due bien sûr à mon évidente jeunesse. C'est visiblement un homme énergique, d’allure aristocratique, avec juste ce qu'il faut d'affabilité courtoise. En outre, il se montre parfaitement documenté.

Il m'expose alors sa position d'indépendance totale vis-à-vis de la Compagnie Bull. Il importe et revend des machines de comptabilité et statistiques sur toute la Belgique. Ses services particuliers d'entretien en assurent la maintenance. L'ensemble du personnel, commercial et technique, comprend une centaine de personnes, toutes très spécialisées. Le dynamisme de son affaire est apparemment considérable.

Il me présente son chef des services techniques, monsieur de G., petit homme replet et pâle, mais à l'étonnante poignée de main énergique et au regard direct.

Il m’informe qu'une chambre d'hôtel m'a été retenue à mon intention, et qu’il chargé Monsieur de G. de mettre au point un accord d'assistance selon mes souhaits.

Monsieur de F. me propose enfin de finir la soirée en leur compagnie.

Cette soirée sera fort agréable en dépit de la guerre, et elle se terminera dans un cabaret luxueux où se mêlaient, hélas, civils et officiers germaniques, s'exprimant aussi bien en allemand qu'en flamand...

Sur la scène, la menue silhouette vêtue de noir d’une très jeune chanteuse. Surprise ! Elle s’exprime en français ! Personne ne l'écoute. Je m'enquiers de son nom : Tohama.

Très choqué par l'évidente atmosphère de collaboration des lieux, je porte mon attention sur la petite chanteuse et me risque à lui faire porter un billet lui demandant de chanter pour moi : "Je suis seul ce soir…", une chanson à la mode en France ! Elle s'empresse de l'interpréter, et visiblement à mon intention… La sensualité qui se dégage de son visage et de son corps me trouble profondément...

Monsieur de G m'apprendra au cours de nos entretiens, que Monsieur de F. envisageait de se faire seconder au niveau commercial pour prospecter de nouveaux clients… Confidence fortuite, ou information intentionnelle ?

Ce voyage sera suivi de beaucoup d'autres, au détriment, je l'avoue, de mon travail pour la Bull de Paris. Au début, ils étaient imposés par un souci de maintenance, mais, peu à peu, c'est Monsieur de F. qui les provoquera.

A chaque séjour, nous nous rendons au cabaret où officie la sensuelle Tohama, laquelle salue aussitôt mon arrivée par ma chanson fétiche : "Je suis seul ce soir"…

Voyages fructueux car je mets en rapport les Mines de Lens qui disposent d'un très gros stock de machines comptables Burrough réformées, avec Monsieur de F., pour lequel je négocierai finalement un important contrat de revente de ce matériel à sa firme bruxelloise. Contrat qui me vaudra une marque de gratitude financière très appréciable de la part de mon hôte.

J'avoue que cet homme me séduit d’autant plus qu’il va me faire un soir une proposition très alléchante : Quitter la Bull dès la fin de mon contrat en cours, pour devenir son collaborateur direct, sitôt la guerre terminée…

J'entrevois avec joie une issue à la terne dépendance qui m'attend, si je reste sous la coupe de mon nouveau directeur commercial. Mieux, Monsieur de F. me parle d'une possible extension de son entreprise au Congo Belge, dès la fin des hostilités ! Les séductions d’un départ pour les aventures d’outre mer enchantent à nouveau mon imagination.

Oh ! Orages tant désirés !

Mais pour l’heure, je dois aussi avouer que je subis le charme de cette ensorcelante chanteuse de cabaret, non par passion amoureuse, mais par une curiosité physique un peu perverse...

Car, pourquoi, au milieu de tant d'hommes à l'évidence très riches, séduisants et puissants, manifeste-t-elle un intérêt aussi évident pour ma modeste et longiligne personne ?

Mais ce qui sera certain, c'est qu'à l'aube d'une fin de nuit très arrosée, je me retrouverai dans un charmant boudoir capitonné, aux prises avec un petit démon de quarante cinq kilos de dynamite qui, en deux heures, me mettra à genoux comme cela ne m'était encore jamais arrivé !

Pourquoi m'avait-elle choisi, puis logé, abreuvé (incroyable ce que ses quarante cinq kilos de chair incandescente pouvaient consommer de champagne !) et nourri ? Je ne l'ai jamais vraiment su.

Par contre, ce qui était réglé comme du papier à musique, c'est que chaque midi, - car nous ne rentrions jamais du cabaret avant trois heures du matin - elle me mettait gentiment mais fermement, à la porte !

Cette brûlante liaison de plusieurs mois sera interrompue par la fatalité des événements de la libération, sans que j'en éprouve de vrais regrets. Idylle qui sera la seule incursion de ma vie dans le monde très particulier des cabarets de luxe.

Dans l’intervalle, mes projets d'affaires avec l'importateur Monsieur de F. allaient se concrétiser : Il me fera signer un contrat, valable dès la cessation des hostilités, par lequel il m'engageait en qualité de sous directeur commercial de sa Société, à des conditions financières royales, et sans autre dépendance hiérarchiques qu'envers lui-même.

J'étais aux anges ! D’autant plus que mon contrat incluait le Congo Belge, où était déjà prévue une implantation à la fameuse “ Union Minière du Haut Katanga ”, bien connue de tous les milieux boursiers de l’époque.

Toutefois, je rentrais toujours de Bruxelles inquiet et troublé : Mon épiderme patriotique de Français se hérissait chaque fois à la vue des apparentes bonnes relations qui existaient entre certains civils Belges et occupants allemands. Notamment dans l'entourage de Monsieur de F….

En effet, tous les lieux publics où celui-ci m'invitait - théâtre, expositions, restaurants - étaient également fréquentés par des officiers supérieurs allemands ! Et pire encore, les rares soirées auxquelles il me conviera dans son hôtel particulier, laissaient pour le moins supposer une relative sympathie - que j'espérais feinte - pour l'occupant... D'ailleurs, j'étais le seul à m'y exprimer en français.

Mon mal être, en présence de ces uniformes honnis, n'était supportable que parce que je voulais croire que Monsieur de F. jouait un double jeu provisoire, pour des raisons strictement économiques, comme le pratiquaient en France tous les grands chefs d’industrie.

Lors de notre dernière rencontre, qui aura lieu en avril 1943, il m'offrit sa protection, pour le cas où ma liberté serait menacée en France, expliquant que le Nord et le Pas de Calais dépendaient des autorités allemandes de Bruxelles.

Toutefois, quand nous nous étions serré la main avant de nous séparer, je crus discerner en lui une certaine mélancolie, une inquiétude inhabituelle...
Ma petite folie !
Youpi Youp La La !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 14:30:49.
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