Vivre à 20 ans une guerre perdue

LA PORTE MASQUEE...

De manière presque scandaleuse - en raison de la dimension titanesque des événements survenus ces derniers mois et de ceux encore actuellement en cours - ma petite existence préservée se poursuit…

Or, parvenu à ce point de mon récit, je vais être obligé d’évoquer une période de ma vie comprise entre mai 1944 et mai 1945, dont je n'ai encore jamais parlé à qui que ce soit ! Qui a été mon secret jusqu’alors.

J'avoue avoir beaucoup hésité avant d’ouvrir la porte de cette époque de ma vie sentimentale, masquée depuis cinquante ans... Je m'y résous aujourd’hui, et donnerai les raisons de ma tardive confession, en épilogue à ce que je vais conter maintenant.


Donc, depuis le début mai 1944 qui précède de quelques semaines le débarquement de Normandie et la libération de du nord de la France, j’étais quasiment prisonnier à Liévin en raison des difficultés de circulation, sans véritable activité, sans nouvelle de mes parents comme de mon employeur, et convaincu que je ne verrai peut-être plus jamais ma bien aimée Géraldine…

Toutes sortes de mauvais pressentiments m'obsèdent, et pourtant, très étonnamment, la puissance des pulsions propres à la jeunesse, ses appétits, ses espoirs, ses enthousiasmes, continuent à m’animer avec force...

En effet, quand je repense à cette époque, je m'étonne de la facilité avec laquelle nous avions pris l’habitude d’accepter la fatalité quand elle nous accablait, ainsi que les incertitudes de nos lendemains !

Et sans que cette fatalité et cette incertitude n’émoussent ni diminuent en rien les pulsions de l'affection et de l'amour, bien au contraire ! Car c'est une évidence, côtoyer chaque jour la mort ou la déportation, ne tarit absolument pas les appétits vitaux sans cesse renouvelés de l'existence !

Et pour preuve je me souviens des récits de mon père lors de sa guerre de 1914 - 1918, évoquant ses souffrances pendant les batailles, la mort de ses camarades de combat, pourtant si vite oubliées... Indifférence, et force de l’instinct de survie qui semblent incompréhensibles aujourd’hui, en dehors de leur contexte historique...

Et pourtant, tant que les grands malheurs ne nous atteignent pas personnellement dans notre chair, le bonheur de vivre l’instant est le plus fort !

Ce sera mon cas pendant ces années d’exception, toujours avide à saisir la moindre occasion de joie ou de plaisir, quelles qu'aient été mes angoisses et mes misères dans l’heure précédente...

C'est dans cette atmosphère d’angoisses que va se nouer pour moi les liens d'une aventure qui aurait pu changer tout le cours de ma vie…


Nous étions fin mai 1944, juste avant la libération. Bombardements, attentats paralysaient la région du nord. Les grandes "molettes" des chevalets de mines s'arrêtaient une à une. Une torpeur de fin du monde s'installait.

Or j’avais été invité par mon protecteur des Mines de Lens, Monsieur T., à visiter les installations de surface des cokeries de Pont à Vendin, ainsi que la centrale électrique voisine. Je préviens donc Y.V. que je serai absent quarante-huit heures.

Je suis ravi, c'est un secteur d'activité que je ne connais pas. Avec mon vélo, je me hâte vers le lieu du rendez-vous.

Malheureusement ce soir là, un Mosquito anglais placera une bombe en plein sur les chaudières de l'usine objet de mon déplacement... Déçu, je rentre rue Pasteur, songeant au confort que je vais retrouver auprès de mes hôtesses, sans avoir la possibilité de les prévenir.

Surprise ! Il y a des invités, que je ne connais pas... Je constate même une certaine gêne chez mes amies, comme si ma présence n'était pas désirée...

Il s'agit d'une dame R., grande et élégante. Sa « classe » dénote avec la simplicité de bon aloi de la famille d'Y.V.. La bonne quarantaine épanouie, mondaine sans ostentation, il saute aux yeux qu'elle est d'un tout autre milieu que mes amies.

Madame R., j'en ai vaguement entendu parler : Elle est l’épouse divorcée d'un gros industriel fabriquant de tissus à Roubaix… Mais elle continue néanmoins à en assurer la représentation, et c'est ainsi qu'elle a connu Y.V…. Aujourd’hui, elle est venue lui présenter une collection.

En fait, tout cela n’a aucune importance, car je n'ai vu qu'une personne depuis mon entrée dans la salle à manger : Une grande jeune fille brune, sculpturale, dont les yeux immenses et sombres me dévisagent...

Je saisis l’indélicatesse de ma situation, mais suis fasciné par cette superbe fille ! Comme la foudre, en un instant, Marie Madeleine (c'est son nom), est entrée dans ma vie !

Je perçois les regards scrutateurs de mes trois associées : Me serais-je trahi ? Grâce à un effort de volonté, j’explique - avec une feinte indifférence - que je ne fais que passer pour prendre un dossier oublié, et que je suis obligé de repartir immédiatement... La tension du clan d'Y.V. se relâche.

Je monte à ma chambre, le cœur battant à tout rompre, et en proie à une émotion incontrôlable. Convaincu dès cet instant qu’il faut à tout prix que je revoie cette jeune personne au si beau prénom, Marie Madeleine ! Je griffonne en hâte sur une feuille de papier ces quelques mots naïfs :

-“ Mademoiselle, je vous en supplie ! S'il vous plaît : Je souhaite de tout cœur vous rencontrer !

Dieu m'est favorable. Alors que je descends l’escalier un dossier sous le bras, je la croise dans le couloir. Nos regards se mesurent. Je glisse ma carte dans sa main, juste comme Y.V. m'interpelle :

-“ Monsieur Maurice, avant de partir, prenez une tasse de café avec nous...

Je joue mon rôle de jeune homme bien élevé et plein de délicatesse envers la famille qui m'héberge, mais décline l’invitation. J'attends un peu, espérant revoir avant mon départ celle qui a mis le feu à mon cœur...

En vain. Je devrai quitter la maison, après les affectueux baisers d'usage à mes hôtesses, et sur des salutations courtoises envers Madame R., osant même un courageux :

-“ Présentez, je vous prie, mes hommages à votre jeune fille...

Je traîne un peu les pieds dans le couloir... Rien, si ce n'est un gros baiser supplémentaire d'Y.V., à l'évidence soulagée.

J'enfile mon imperméable gris, et repars à pied vers Lens, machinalement, l’esprit en désarroi. Décidément, ma chance tourne mal : Me voici avec un nouveau tourment ! Quand reverrai-je Marie Madeleine ?

Ce double prénom résonne dans ma tête, son image hante ma mémoire, je redoute de l'avoir perdue...

Et que vais-je faire de ces vingt quatre heures puisque je n’ai pas - dans le désordre de mon émotion - annoncé l’annulation de mon déplacement ?

Un coup de klaxon me fait sursauter. C'est une voiture des Mines. Je reconnais un jeune ingénieur, V., de notre mess d'ingénieurs, avec lequel j'ai partagé les agréables soirées de découverte des jolies Polonaises au début de mon séjour à Liévin.

Il se rend en mission à la Kommandantur de Lille. J'accepte de le suivre. Là ou ailleurs... Je cherche ma pipe dans la poche de mon imperméable. Mes doigts sentent une carte de visite.

Mon Dieu! C'est un mot de Marie Madeleine ! Il y a une ligne de sa belle écriture parfaitement féminine :

-“ Marie Madeleine, 121 boulevard de Paris, Roubaix. Je serai seule chez moi à partir de demain. Venez, je vous attends. M.M..

C’est ainsi que, au moment où je désespérais, la providence m'offrait le plus ravissant des espoirs ! Dès cette seconde, je savais que mon cœur allait s'embraser.

Mais je ne savais pas encore jusqu'à quel point !

Je ne me souviens plus où j'ai passé la nuit, mais seulement que, dès le lendemain matin, j'étais, le cœur battant, boulevard de Paris à Roubaix devant une splendide demeure, le domicile de Marie Madeleine !

Soudain, un soupçon effleure mon esprit... Si j'avais pu rejoindre Lille, c'était grâce à ma rencontre fortuite avec l’ami V. qui bénéficiait d’une voiture des mines. Mais elle, comment avait-elle pu se déplacer à Liévin si facilement en l’absence de tous moyens de communication en cette époque troublée ?

Inquiétude… Ombre déjà de jalousie…

Cette interrogation sera l’une des premières phrases que je prononcerai en guise de déclaration d’amour lorsque je serai en face de celle qui avait incendié mon coeur...

C’est ainsi que j’apprendrai que Marie Madeleine s'était engagée dans un mouvement de résistance à Roubaix…

Des instructeurs clandestins étaient venus du sud de la France pour structurer des groupes de saboteurs dans les corons du nord, et leur distribuer des armes nouvellement parachutées. Elle avait assuré des missions de liaison. Mais cet engagement n’avait pas duré, car elle avait été désenchantée, même révoltée, par le caractère très politisé et partisan de certains personnages...

Une ombre d’inquiétude, un silence, accompagneront ces confidences, comme si elle si Marie Madeleine voulait oublier quelque chose...

C'était cette organisation qui lui avait fourni le véhicule pour le déplacement à Liévin où elle avait assuré une dernière mission de liaison avec les groupes F.T.P.F. de la région de Liévin. Sa mère en avait profité pour l'accompagner.

En la regardant, anesthésié, je croyais immédiatement toutes ces paroles qui m’apaisaient…

Elle était si belle, si palpitante de féminité, si semblable à celle dont j’avais toujours rêvé, qu’une folle flambée de désir me rendit, au cours de la soirée, le plus éloquent et le plus convainquant des amoureux…

Me croira-t-on ? Le soir même, j'étais l'amant comblé de cette splendide créature !

Encore une fois je dois préciser que je ne dois pas la réussite de mes amours de cette époque à mes dons physiques ou autres, bien au contraire ! Mais à l’exceptionnelle anormalité de cette époque où l’incertitude du lendemain, l’angoisse et à la peur de la mort, dénouent les liens de la prudence et des bons usages...

Cela précipite les femmes animées par leurs instincts profonds qui réduisent leurs réserves habituelles, vers les hommes : Pourquoi refuser les élans de son cœur, quand on ignore ce que réserve demain?

Il faut avoir vécu cette époque extraordinaire, pour comprendre la promptitude des sentiments d’alors.

Pour l’heure, en ce qui me concerne, pour la première fois, j'éprouve vraiment l'impression de vivre, non un bel, ou un exceptionnel amour de plus, mais d’avoir rencontré le vrai, l’unique « Grand Amour », celui qui embrase toute une vie !

Oui, c’est la première fois, je ressens cela avec une telle force, avec une telle réelle certitude ! Une harmonie parfaite, physique, sentimentale et spirituelle… Unique.

Marie Madeleine, je devais le reconnaître tout au long de notre secrète idylle (elle m’avait assuré ne pas s’être confiée à sa mère, bourgeoise catholique à la stricte morale), c'était en une seule jeune fille, toutes celles que j'avais tant aimées à la fois... L’idéale B., C., D., E. ! Le miracle !

Elle est toute à la fois, l'intelligence discrète, l'enthousiasme, la joie de vivre, la gaieté spontanée. La classe, l'élégance naturelle, la vigueur sportive. La volonté, le courage, l'imagination. Et, bien sûr, une rayonnante beauté de corps et de visage, et une sensualité prompte et ardente, qui ravissent mon cœur et mes sens !

Et de plus, je lui devrai la découverte de l’un des aspects du cadre de vie exceptionnel de la grande bourgeoisie textile de Roubaix Tourcoing...

La demeure où nous nous retrouvons se dresse derrière de hautes grilles ouvragées, au milieu de ce qui a dû être un petit parc avec de grands arbres centenaires.

C'est l'une des propriétés de son père. L’architecte devait être un artiste, et elle a dû coûter une fortune. Elle date de la fin du dix neuvième siècle, et me semble être de style anglo flamand. Malgré un certain délabrement - elle a servi d'annexe à la Kommandantur pendant quatre ans - l'ensemble architectural m'éblouit.

L'intérieur est somptueux. Immense hall avec un escalier de marbre à rampe de bronze. Lustres monumentaux, boiseries et lambris de chêne, plafonds à caissons moulurés hauts de quatre mètres et demi, sols en marbre...

En raison des restrictions, Marie Madeleine occupe un vaste espace au premier, transformée en coquet appartement dont les larges fenêtres s’ouvrent sur le parc abandonné.

Son père ? Il ne vient jamais ici depuis qu'il est divorcé. Sa mère ? Toujours en représentation commerciale, elle n'apparaît que de temps en temps, le dimanche.

Que souhaiter de mieux pour un amoureux romanesque que le cadre solitaire de cette splendide demeure ?

Je ne me lasse pas d'admirer les fastes de cette résidence qui dut, à une certaine époque, ruisseler de lumières, être bercée par la musique et les danses, lors de fastueuses réceptions…

Particulièrement le salon bibliothèque, belle et haute pièce du rez-de-chaussée à double porte-fenêtre donnant sur le jardin, aux murs lambrissés, parquet de chêne aux dessins géométriques, lourdes tentures et rideaux damassés, remarquable cheminée véritable monument de pierre, marbres et fer forgé. Au milieu du plafond est suspendu un lustre digne d'une cathédrale !

Marie Madeleine, qui a remarqué mon goût particulier pour cette pièce d'exception, me fera, un jour, une surprise extraordinaire : Elle a demandé à son père de la restaurer !

En quarante-huit heures, une équipe d’une quinzaine d'ouvriers détachés de l'usine, opéreront, comme d'un coup de baguette magique, la résurrection de cet ensemble.

Quand j'arriverai un certain soir, un clair feu de bois danse dans la grande cheminée, illuminant un lit dressé comme un autel ! Ce sera désormais le sanctuaire de notre amour, au prix d'une consommation incroyable de bûches provenant de la taille des arbres du parc, et débités par les bûcherons de l'usine.

Splendeur des lieux qui me marquera à vie !


Notre accord est total, moral, intellectuel, physique. Réciproquement, nous sommes orgueilleux l'un de l'autre. Nous avons la même conception de la vraie vie : Famille, éducation, religion. La même formation universitaire, dans les mêmes ouvrages. La même perception des événements, socialement et politiquement. Nous raisonnons et pensons sur la même longueur d'onde. Souvent, à propos des sujets les plus divers, nous émettons, ensemble, des jugements identiques, avec les mêmes mots, ce qui nous fait éclater de rire, puis nous embrasser passionnément dans le bonheur de la plus parfaite harmonie.

Harmonie de tous les instants passés ensemble. Osmose du cœur et de l'âme dès que nos regards - qui se recherchent sans cesse - se rencontrent. Pour la première fois, chaque séparation d'avec Marie Madeleine, me sera douloureuse, presque un déchirement.

Quelle différence avec mes précédentes amours que je quittais si facilement, sans regret, pour vaquer à mes autres occupations, dès que mes appétits étaient assouvis !

Souvent nous chantons ensemble les chansons répétées à la radio :


Mon coeur est un violon...
Fleur de Paris
Baisse un peu l'abat jour
Marjolaine
Amor, amor...
Les 3 cloches, en nous souriant avec complicité.
Quand allons-nous nous marier ?

Auprès d'elle, je m'épanouis. Enthousiasme, et soif de vivre m'animent profondément. Pour elle, je m'habille avec recherche, je fais des efforts d’apparence. Encore un peu, et je me croirais beau ! Lorsque nous sortons à Lille, dans les vitrines, je surprends nos regards satisfaits de l'image que forme notre couple, sur lequel les gens se retournent avec sympathie.

C'est vrai, nous formons un beau couple !

Peu à peu, inconsciemment, pour la première fois, j'envisage notre amour installé dans le temps. Je me surprends à envisager l'avenir avec Marie Madeleine, elle et moi marchant d’un même pas, sur le même chemin de la vie. Je sais aussi qu'elle pense de même… Souvent, alors qu'elle évoque ses projets, elle s'étonne de prononcer des phrases commençant par :

-“ Plus tard, nous ferons... Qu'elle suspend en me regardant intensément...

Encore un mois ou deux, et je sens que je ne pourrai pas retenir plus longtemps l'aveu, l'engagement définitif de cette supplique :

-“ Marie Madeleine, je t'aime ! Je t'aime tant, ma chérie... Voudrais-tu m'épouser ?

Temps de bonheur parfait, sans un seul nuage.


Jusqu'au jour, mémorable, où un pli recommandé émanant du Ministère des Armées, me parvint !

Ce devait être le détonateur d'une véritable bombe, aux conséquences tragiques imprévisibles, et oh ! combien mystérieuses...

Oui, juste à l'époque où j'entrevoyais les mirages d'une vie nouvelle, enchantée, basée sur un amour exclusif et réciproque, sur une passion durable.

Et dans un mariage dont je serais fier et orgueilleux !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 14:24:25.
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