Vivre à 20 ans une guerre perdue

PREMIER VOYAGE A PARIS.

Mais revenons quelques semaines en arrière, aux premiers temps de la libération du nord de la France...

Maintenant, les grandes molettes des chevalets de mines ont recommencé leur rotation. Le pays reprend peu à peu son activité. Mais que de ruines encore ! Surtout en ce qui concerne les routes et les chemins de fer, pratiquement encore paralysées.

Pour moi, dynamisé par ma chance amoureuse et la réussite de ma petite entreprise de confection, ma tête fourmille de mille projets… Mais – étrangement - je n’ai aucunes nouvelles ni de mes parents ni de la Bull….

Très inquiet, je décide finalement de tenter un déplacement par la route, en dépit des risques qu’une telle entreprise comporte… J’en parle au petit garagiste de Liévin qui possède une très ancienne camionnette Citroën type C. 6 datant des années 1930, équipée de quatre bouteilles de gaz comprimé à 200 kgs., avec laquelle il me permet de me rendre à Roubaix deux ou trois soirées par semaine moyennant finances.

Chance ! Lui aussi est sans nouvelles de sa sœur qui habite Porte de Clichy… Si je lui procure quatre jerricans d’essence américaine - car une charge de gaz ne permet guère de faire plus de cent kilomètres - et un pneumatique, il accepte de se hasarder dans l’aventure… Aventure, car on sait - par ouï dire - qu’il reste des îlots de résistance allemande constitués par des S.S. fanatisés en forêt de Senlis, et que dans la banlieue rouge du nord de Paris, des de résistants d'obédience F.T.P.F. agissent encore de manière anarchique…

Christophe Colomb partant pour les Indes ne suscita pas plus d'inquiétudes ni de recommandations de la part de mes hôtesses, et ne fut plus chargé de courrier et de colis de toutes sortes…

Compte tenu de la vitesse de pointe de notre engin qui, au maximum, doit friser les 60 km/h, des défaillances probables de nos pneumatiques, de l'état des routes qui n'ont connu aucun asphaltage depuis cinq ans, nous étions partis de très bon matin.

Bien nous en prit, car il faudra aussi compter avec les entonnoirs des bombes qu'on doit contourner en empruntant des pistes de terre battue, avec les "nids de poule" provoqués par les mitraillages aériens et agrandis par la pluie…

Dégâts si nombreux que rares sont les portions de route intactes de plus d'un kilomètre. Nombreuses également, sont les déviations provoquées par la destruction de ponts et d'ouvrages d'art au-dessus des canaux, chemins de fer ou rivières, que nous devons franchir sur de fragiles constructions en bois et madriers d’un style correspondant à celui des pontonniers des armées de l'Empire !

Au fil des kilomètres, par la route nationale numéro 1 Lille Paris, nous ne rencontrerons qu'un trafic local, décelable aux numéros des immatriculations (ils sont alors constitués de 4 chiffres et de deux lettres indiquant le département, celui de la Seine-et-Oise étant : YB.).

Les véhicules hippomobiles sont beaucoup plus nombreux que les voitures à moteur. Nous constatons que, dans presque toutes les villes, les carrefours routiers et ferroviaires ont été bombardés avec la même imprécision qu'à Lens, la gare de triage...

A partir d'Estrée Saint Denis, en périmètre de la grande forêt de Senlis, on nous prévient qu’il y a encore des nids de résistance allemands, mais les conseils sur le meilleur itinéraire pour rejoindre Paris sont contradictoires... On choisit de foncer (foncer, c'est beaucoup dire !) par le plus court.

Par les collines boisées de l'Oise, au travers des épaisses futaies de chênes et de hêtres véritable tunnel de verdure, nous avançons, les yeux aux aguets.

Chance, nous sommes doublés par un convoi U.S. de camions G.M.C. pilotés par des soldats noirs, qui roulent à toute allure, droit dans les trous, riant de toutes leurs dents blanches !

Nous arrivons à Senlis. Dès lors, nous ne rencontrons plus de problèmes de sécurité, en raison de l'importance du trafic des véhicules militaires. Bientôt je reconnais les villages si particuliers - en pierres meulières - de la région parisienne. Familièrement, nous nous frappons sur l'épaule : La première partie de notre voyage s'est déroulée sans trop d’encombres.

Peu avant Aubervilliers, alors que nous circulions sur une large avenue en bon état, un barrage de pavés construit en chicane, nous oblige à stopper. Des individus en bras de chemise, armés de bric et de broc, mal rasés, nous encadrent et nous entraînent de force vers l'ancien fort d'Aubervilliers datant de la guerre de 1870, sans un mot, soupçonneux.

Passé l'impressionnante poterne du fort, nous débouchons sur la cour intérieure où stationne une assemblée de gens de toutes sortes : Certains ont les poignets attachés dans le dos avec des cordes, contre les remparts, surveillés par de très jeunes gens armés de mitraillettes allemandes, des militaires nazis désarmés et sans ceinturon, sont allongés dans l'herbe.

On pénètre dans le fort. Dans une pièce qui pourrait être un poste de commandement, nous sommes poussés vers une table où sont accoudés trois hommes coiffés de bérets aux galons dorés cousus. Celui du milieu en a quatre. Questionnaire :

-“ D'où venez-vous ? Pourquoi ? Où allez-vous ? Papiers ?

Le malheur veut que, dans mon porte-cartes où j'ai tous mes documents d'identité, cartes d'alimentation, cartes des Houillères, j'ai encore conservé mon ancien "Answeiss d'Ingenior", délivré par la Kommandantur Bruxelles… Immédiatement, je sens que nous sommes devenus suspects !

Véhémentement, j'exhibe tous les autres documents que je possède, dont les papiers de la Bull... Je m'adresse plus particulièrement à un soit disant lieutenant aux grosses lunettes de myope, rasé de près, type universitaire de gauche, mais en vain !

Nous sommes enfermés dans une casemate où ne pénètre qu'un faible rayon de soleil par une étroite meurtrière de tir, rayon qui va courir le long des murs pendant tout le reste de la soirée... Nous ruminons les pensées les plus sombres, et je maudis cette manie de tout conserver qui m’a fait garder ce fameux Ausweiss qui a fait si mauvais effet...

Soudain, la porte de notre cachot s'ouvre sur l'universitaire de gauche, souriant, nos papiers à la main...

Ainsi qu’un "sauf-conduit" émanant des F.T.P.F. de la région parisienne !

Il m’interpelle familièrement :

-“ La Bull, je connais ! On a vérifié : Mon beau-frère y travaille... Excusez-nous, mais on fait la chasse aux "collabos" du Nord qui tentent de se réfugier à Paris…

Et il nous fait reconduire au-delà du fort.

Notre camionnette est là, garée devant la poterne qui s'était refermée sur nous la veille. Nous la retrouvons avec joie…

Mais dévalisée… Pneus de secours et jerricanes d'essence envolés !

Mais nous n'insisterons pas, trop contents de nous être tirés à si bon compte...

Après avoir convenu d'un lieu de rendez-vous pour le retour, nous nous séparons Porte de la Villette, là où s'achève la Nationale N°1.

Le métro fonctionne, les trains pour Juvisy aussi. Passionnément je regarde défiler les paysages de la vallée de la Seine que je reconnais avec ravissement : Choisy-le-Roi, Villeneuve, Ablon, Athis et la vieille église de mon enfance...

Soudain, alors que le train ralentit, s'offre sur ma droite car rien n'a changé de l'autre côté, une vision d’apocalypse : La célèbre gare de triage de Juvisy, la plus importante d'Europe, est un chaos ! Sur la centaine de voies qu'elle possédait, seule une quinzaine sont rétablies !

Plus loin, de la colline verdoyante et boisé aux si belles villas et où se situaient les terrasses de Belles Fontaines, on ne distingue plus qu'une masse de terre uniformément brune : Les bombes sont tombées par moitié sur leur objectif, l’autre moitié sur la ville de Juvisy !

L’angoisse me prend à la gorge : Mes parents ?

Je descends en marche du train, et avance rapidement vers Draveil, mais ô surprise, il n'y a plus de pont sur la Seine… Ou plutôt il n'en reste qu'un tronçon sur trois, les deux autres étant tombés dans le fleuve...

Pour traverser, il faut emprunter un service improvisé de barques de pêche, surchargées, dont les bords ne sont qu'à quelques centimètres de la surface de l'eau, le rameur pointant en biais l'axe de l'embarcation pour vaincre la force du courant.

Dix minutes plus tard, je suis dans les bras de mes parents, indemnes !

Intense minute de bonheur, de chaleur, d'émotion, au seuil des larmes ! Le cauchemar est fini, la guerre est presque terminée, et notre famille est enfin réunie sans que nous ayons à déplorer le moindre accident !

Pourtant, quels risques ont courus mes parents lors de la phase finale des bombardements aériens des voies ferrées et des ponts sur la Seine… J’apprendrai que les aviateurs américains avaient dû s'y reprendre à deux fois pour n’anéantir qu’à moitié la gare de triage ! Et à chaque fois, en lâchant leurs bombes de 4.000 mètres d’altitude, la même méthode qu’en territoire ennemi !

Résultats, ce sont les malheureux habitants riverains de la gare de triage, Juvisy et le bas de la ville d'Athis, qui avaient été touchés : 2.000 morts et disparus… Des familles entières, des gens que nous connaissions particulièrement bien, avaient été ensevelis sous les ruines de leurs maisons !

Egoïstement rassuré sur le sort des miens, le lendemain je me rends à la Bull.

Entre le métro Gambetta et l'avenue du même nom, je ne reconnais plus le quartier qui a été bombardé par erreur : En effet, je ne pense pas que le cimetière du Père La Chaise tout proche, soit un objectif militaire…

Les ateliers de la Bull ont été atteints, les archives anéanties (ce qui aura une conséquence ultérieure néfaste pour moi, car elle me privera, quarante ans plus tard, des preuves de mon statut de cadre pour les calculs de ma retraite...).

Cependant, les bureaux de la Direction sont intacts. Mais je dois attendre longtemps avant d'être introduit : Où est le temps de mon petit vedettariat ? D'ailleurs les couloirs sont hantés de visages nouveaux qui ont entre trente et quarante ans, sans doute des prisonniers de guerre nouvellement libérés de leurs oflags, et qui ont repris leur place.

C'est Monsieur V. qui me reçoit. Sans l'ancienne cordialité paternelle, et avec la distance conventionnelle entre un Directeur Général et un très jeune cadre... Après s'être enquis, succinctement, de la situation des entreprises du Nord que j'ai pu contacter depuis la libération, il m'informe des nouvelles dispositions prises pour l'avenir.

Mon secteur est divisé en trois zones d'influence, chacune possédant sa direction régionale : les Mines et la Métallurgie ; les administrations, la Banque et les services parallèles ; enfin, le textile. A Monsieur D. échoit la troisième, avec comme technicien conseil... Maurice Nonet !

Feignant d’ignorer ma déconvenue, Monsieur V. poursuit, désinvolte :

-« Ah… Au fait, jeune homme, j'ai de mauvaises nouvelles à vous donner de vos amis belges... Monsieur de F., soupçonné de collaboration avec l'ennemi, s'est suicidé ! Son adjoint monsieur D., arrêté... L'agence est fermée...

-« Voyez-vous, Monsieur Nonet, il faut être prudent dans le choix de ses protecteurs…

Sorti de l'usine, accablé par la nouvelle de la mort de l'homme sur lequel je comptais tant, je choisis de descendre à pied l'avenue Gambetta et de remonter jusqu'à la place de la République. Sans entrain, mais parce que je sens qu’un peu de marche me ffera du bien,

Je me retrouve Gare d’Austerlitz, alors que s’impose à mon esprit cette nouvelle atterrante : Monsieur de F. s’est suicidé ! Adieu, mes beaux rêves ! Adieu, orages désirés, décidément, vous ne m’emporterez pas vers les lointains du Congo Belge !

Je me secoue. Rien n'est jamais désespéré : Mes parents sont en bonne santé, les bombardements les ont épargnés, c'est l'essentiel ! D'autre part, si je décide de donner ma démission à la Bull, je peux largement subvenir à mes besoins grâce au petit atelier d'Y.V., qui ne demande qu'à s’agrandir.

Et puis j’ai le bonheur exaltant d’être amoureux et d’être aimé par la plus exceptionnelle des jeunes filles : Marie Madeleine ! A cette idée, mon cœur s’emplit de joie, de bonheur, et d’espoir !

Après une dernière nuit à Draveil, c'est l'épreuve douloureuse de la séparation, surtout pour ma mère, à qui je promets de revenir dès que je le pourrai. Je me rends ensuite à Clichy où doit m'attendre, comme convenu, mon précieux garagiste.

Exact au rendez-vous, il a déjà fait le plein des bouteilles de gaz comprimé, reconstitué un petit stock d'essence teintée de rouge de l'armée américaine, et trouvé, je ne sais comment, une splendide roue de secours presque neuve !

Nous repartons allégrement par la Nationale N°1, constatant alors que je n’ai pas pensé une seule minute, à rendre visite à mes anciennes amies Jeannette et Maud…

En trois jours, il y a eu des progrès : Plus de barrage à Aubervilliers, davantage de trafic militaire vers Lille, moins de trous que des cantonniers rebouchent à la pelle avec des cailloux. Partis à 10 heures, nous arrivons à Arras vers 17 heures.

Moyennant un supplément financier, mon chauffeur accepte de me conduire à Roubaix pour retrouver la chaleur des bras de Marie Madeleine, toute heureuse de me revoir si vite.

Le lendemain, je me retrouve dans l’affectueuse maison d'Y.V….

Avant de m'endormir, je récapitule les événements de ces derniers jours... Je mesure combien le suicide de Monsieur de F. contrarie mes chances d’avenir dans la seule technique où j’avais acquis en quatre ans, une certaine expérience... Et que les temps de mon vedettariat à la Bull, étaient définitivement révolus.

Vais-je me contenter d'un rôle de troisième ordre? Mon orgueil le supportera-t-il ? Cette situation ne va-t-elle pas resserrer encore davantage le nœud coulant de la corde que je me suis volontairement passée au cou en acceptant cette association dans une affaire de confection de vêtements féminins ?

Dès ce moment, je le redoute...

Mais je ne peux m'empêcher de penser également qu'un autre voie me sera peut-être offerte : Depuis quelques temps, discrètement, Marie Madeleine a fait plusieurs fois allusion à une autre hypothèse...

Son père n'a pas d'autre enfant qu'elle... Et il commence à vieillir... Il espère qu'elle saura lui donner un gendre entreprenant et audacieux...

De loin, elle m'a montré l'énorme usine de tissage, toute bourdonnante des centaines de métiers qu'elle recèle...

Malgré moi, une fois de plus, je me prends à rêver !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 14:00:44.
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