Ma vie rencontrera deux véritables romans noirs ; l'un impliquera un membre de ma famille du côté paternel - j'en parlerai peut être plus tard, sans doute sous un prête-nom, en raison de son caractère offensant - l'autre m’impliquera personnellement puisqu’il concernera Marie Madeleine...
Roman noir que je vais – ainsi que précédemment pour ce que j’ai appelé « La porte masquée… » - révéler pour la première fois.
Son crescendo tragique n'est pas près de s'effacer de ma mémoire, puisque j'en serai l'un des deux acteurs, et la seconde victime… Aujourd'hui encore, à plus de cinquante ans de distance, mon vieux cœur fatigué par tant de courses, retrouve en l’évoquant, toutes les émois qu’il avait alors connus...
Bien sûr, il s'agit de la suite de ma romance avec Marie Madeleine...
Je nageais alors en plein délire de bonheur : J'avais trouvé le grand amour, mon indispensable oxygène. Puis étaient arrivées les heures tant espérées de la libération. J'avais aussi retrouvé mes parents, indemnes. Ma vie matérielle confortable chez Y.V. était assurée. Mes affaires étaient florissantes.
C’est alors que, tout d’un coup, me tombe sur la tête une convocation pour le Service des Armée au Centre de Recrutement de Toulouse, là où j'avais passé le conseil de révision en janvier 1940 !
C'est vraiment la grosse tuile ! La pire menace pour mes entreprises amoureuses et commerciales ! J'en informe aussitôt Y.V., et me précipite à Roubaix, au sanctuaire de ma bien-aimée Marie Madeleine.
Dès mon arrivée je lui tends le document catastrophique, m'attendant à ce qu'elle se jette de désespoir dans mes bras !
Est-ce une illusion de mes yeux ? Il me semble avoir surpris comme un éclair dans son regard... Quelque chose comme : -"Ca tombe bien !", vite maîtrisé au travers d’un banal :
-“ Mais alors, qu’est-ce que tu vas faire ? A peine inquiet, et l'esprit ailleurs...
Les femmes sont décidément imprévisibles... Et je ne peux me défendre d'un sentiment de déception, presque de trahison : Impossible de ne pas lui exprimer le désappointement que me cause son absence de chagrin...
Aussitôt redevenue ensorcelante, elle me serre très fort contre elle, et m'explique en m'embrassant, soudain presque joyeuse :
-“ Parce que c'est une heureuse coïncidence : Un jour ou l'autre, il aurait fallu que, moi aussi, j’aille justement à Toulouse... L'usine de mon père y a un dépôt dont on est sans nouvelles... Mais je ne savais pas comment te le dire en raison de la séparation provisoire... Alors tu te rends compte de la chance que nous avons : Nous allons pouvoir y aller ensemble !
Parce que je suis amoureux fou, je suis facilement rassuré. Je crois tout ce qu'elle me dit, même si je reste encore un peu troublé par sa première attitude.
Déjà, elle est pleine de projets, organise, s’active.
Puisque j'ai huit jours pour rejoindre le centre de recrutement de Toulouse, je décide de passer d’abord à Draveil chez mes parents, puis la Bull. Marie Madeleine m'accompagnera jusque Paris, et partira aussitôt pour Toulouse, où elle s'occupera de nous trouver un gîte, car il est exclu que je me laisse "piéger" par cette importune conscription militaire, inutile et tardive.
Pour se faire pardonner les soucis que son attitude première m’a causé, Marie Madeleine me supplie de passer la nuit avec elle...
J'ignorais alors que ce serait la dernière fois que nous nous enlacerions !
En effet, après un samedi et un dimanche passé à Draveil, où ma mère s’ennuie ferme et rêve de m'aider dans mon aventure de confection féminine, je me rends comme prévu à la Bull..
Dans le hall, Oh surprise ! Madame R. – la mère de Marie Madeleine - est là, le visage ravagé, qui m'attend !
Je pense aussitôt : Catastrophe, sa mère a tout découvert : Elle a appris ma liaison avec sa fille... Gare au scandale!
Mais ce qu'elle va me dire, en phrases hachées par l'émotion et les larmes, sera d’une toute autre nature, et va me glacer le sang :
-« Monsieur Maurice, depuis le début, j’ai deviné votre amour pour ma fille... Je sais tout. Récemment, elle m’a confié vos projets, c'est elle qui m'a donné l'adresse de la Bull. Je sais que vous l'aimez et qu'elle vous aime... Je le sais depuis vos premiers regards échangés à Liévin. Surtout, ne doutez jamais d'elle.
-« Mais il y a une chose que vous ignorez... Quelque chose qu'elle n'a pas eu le courage de vous dire, mais que vous devez savoir aujourd’hui.
-« Un peu avant la libération, Marie Madeleine a fait partie d'un groupe de résistance. Là, elle a connu un homme, un véritable aventurier... Un ancien légionnaire des Brigades Internationales qui avait combattu en Espagne contre Franco, et qui s'était réfugié à Toulouse en 1939.
-« Il était venu à Roubaix, avant les événements du 6 juin 1944, pour une mission d'instruction. Mais la résistance F.F.I. s’était vite rendu compte qu'il ne prenait pas ses ordres à Londres, ... Il était alors reparti d'où il était venu, sans prévenir.
-“ Mais il avait littéralement envoûté Marie Madeleine… Elle avait eu avec lui une brève liaison... C'était un homme farouche, fascinant...
Elle devait regretter amèrement son coup de folie, car au moment de son départ, cet homme lui avait dérobé les bijoux qu'elle portait habituellement sur elle, collier, bracelet et montre que nous lui avions offerts... Cela lui avait ouvert les yeux… Depuis, elle avait oublié... Complètement… Grâce à vous.
-« Or, ce homme lui avait écrit pour lui ordonner de le rejoindre à Toulouse, sinon, il la menaçait de chantage. Il avait de renouveler son ultimatum juste avant que vous n’ayez reçu votre convocation à Toulouse...
-« Marie Madeleine était folle de rage ! Je voulais partir avec elle, mais je n'ai pas pu la retenir… Elle a préféré partir avec vous pour Paris, pour sauter ensuite dans le premier train en partance pour Toulouse !
-“ J’ai peur pour elle monsieur Maurice, car ce Francisco Pérez est un homme dangereux, sans scrupule… Un révolutionnaire sans Dieu ni loi. J'ai un mauvais pressentiment monsieur Maurice ! Il faut partir tout de suite pour la retrouver...
-« Elle m'a demandé de vous transmettre ce message : Elle vous donne rendez-vous lundi soir, à l'Hôtel du Midi, face à la gare de Toulouse Matabiau.
-« De plus, voici ce qu’elle m’a confié : Cet Espagnol et sa bande ont leurs quartiers à l'Ancienne Cartoucherie de Toulouse.
-« Quant à moi, j'ai prévenu son père, et nous partons dès maintenant sur Toulouse. Si vous le voulez, nous nous retrouverons là-bas ! Que Dieu la préserve !
Ces paroles me bouleversent, court-circuitent toutes mes pensées. Incapable de raisonner calmement, l'inquiétude de Madame R. qui est pourtant une maîtresse femme, me gagne.
Avant de me quitter, celle-ci me regarde longuement, semble hésiter, puis se décide à ajouter :
-« Marie Madeleine vous a-t-elle dit qu'elle pensait être enceinte ?
La foudre tombant à mes pieds ne m'aurait pas davantage foudroyé : J'ai l'impression que ma tête se vide de son sang. Que mon cœur s'arrête. Le noir s'installe dans mon esprit.
La suite ? Son absence à l’Hotel du Midi… Ma démarche à la Cartoucherie… Ma rencontre inutile avec ce Francisco Pérez, sorte de hors-la-loi, véritable fauve basané et velu, propre à inspirer un certain amour aux femmes… Tout sera un véritable calvaire, un vrai cauchemar !
Face à des événements et à un adversaire qui me dépasse, j'aurai le sentiment d'être dérisoire...
De subir le poids d'une fatalité qui me m’écrase…
Et tout cela juste au moment où j'avais cru atteindre une forme de bonheur idéal qui comblait toutes mes aspirations : amour, ambition, mariage...
Pendant les temps de mon enquête, l’autorité de l’état et de la police s’étant raffermis, Francisco Pérez et sa bande s'évanouirent dans la nature...
La Cartoucherie fut fouillée de fond en comble. Quelques objets féminins furent découverts. Les proches des disparues vinrent les reconnaître.
A mon tour, je les examinerai. Soudain, un coup de poignard me transpercera le coeur : Je venais de reconnaître le poudrier en écaille blonde gravé de ses initiales, que je lui avais offert un soir...
Après plusieurs jours de recherches et démarches forcenées, je devrai reconnaître l'échec total de mes investigations. Son mystère, et celui de sa disparition resteront à jamais entiers.
Plus rien ne me retenait à Toulouse, d'autant moins que les parents de Marie Madeleine qui m'avaient rejoint, avaient décidé de rester sur place pour poursuivre leur enquète.
Saoulé d'émotions et de chagrin, épuisé, je décidais de rentrer dans le Nord, après avoir présenté au Centre de Recrutement de Toulouse, les preuves de mon domicile nordique, lequel m’exonérant de celui-ci de celui de la Haute Garonne.
Dans mon compartiment de chemin de fer, j'étais dans un état second, accablé par la peine et la fatalité.
Et de plus, torturé par un soupçon affreux qui, malgré tous mes efforts, me taraudait... Oui, moi qui n'avais encore jamais connu les morsures de la jalousie, j’étais la proie de tous ses tourments et de tous ses soupçons : Je ne pouvais effacer de ma pensée l'idée que Marie Madeleine s'était donnée à ce hors-la-loi romanesque, que son étreinte basanée l'avait faite femme !
Que comparé à lui - moi le parfait imberbe de corps - j'avais aut…
De plus, des doutes affreux me crucifiaient le cœur : Et si Marie Madeleine, dans le fond de son cœur, n'avait jamais cessé d'aimer son premier amant ?
Et si, à son premier appel, elle n'avait pu résister au désir de le rejoindre ? Et s’ils n’avaient pas finalement choisis de disparaître ensemble, et pour toujours ?
L'image du corps de ma bien-aimée s'offrant passionnément à ce métèque poilu, mortifiait cruellement mon imagination ! Mes yeux, pour la première fois, connaissaient l'amertume des larmes...
Et je me rendais compte que jamais je n'oublierai ma tant aimée Marie Madeleine ! Ni surtout ce que m'avait laissé supposer sa mère en me disant :
-“ Marie Madeleine vous a-t-elle dit qu'elle se croyait enceinte ?
Désormais je ne suis plus le jeune homme enthousiaste et fougueux d’hier, mais un homme mûri, parce que j’ai connu la souffrance morale à la limite du supportable, et la morsure de tous les serpents de la jalousie !
Je sais que pour longtemps, mon cœur sera incapable d'aimer, et que la fatalité m'a condamné à la médiocrité d’une vie déjà programmée : La confection féminine...
Au sujet de Francisco Pérez, j'apprendrai plus tard, par madame R. - dont le mari avait longtemps poursuivi sans se décourager les recherches - que c'était un ancien proxénète qui avait régné sur les quartiers chauds de Toulouse en 1939, à la tête d’un d'un gang de réfugiés espagnols réputés pour leur "justice" expéditive.
Que pendant la « drôle de guerre », il avait été soupçonné de trafic de femmes entre Marseille et le Moyen-Orient...
Qu’après la défaite, il avait été très efficace contre les occupants allemands, particulièrement par ses dynamitages. Londres, après le débarquement, l'avait utilisé quelque temps comme instructeur, avant qu'il ne devienne suspect en raison de ses convictions communistes et de ses activités délictueuses commises sous le couvert de la résistance.
Qu’on lui imputait la disparition d’un certain nombre de jeunes femmes, vraisemblablement acheminées vers les filières de la "mafia" sicilienne - mafia qui bénéficiait alors d'une étonnante complaisance de la part des forces armées américaines depuis leur débarquement en Sicile – vers des destinations orientales... Aucune n'était réapparue...
Pour moi, le drame de la disparition de Marie Madeleine, va modifier durablement mon comportement, me faire douter de moi, et de ma chance. Me convaincre que je suis par fatalité, un individu banal et moyen.
Je vais alors, à nouveau, m’abandonner aux joies amères de la mélancolie... D'autant plus que la suite navrante des événements à venir, jointe à une surprenante détérioration progressive de ma santé, vont me confirmer dans cette nouvelle certitude : Je suis devenu un personnage qui, compte tenu de son absence de tous dons particuliers, n'a droit qu'à une destinée ordinaire.
Personnage dont la seule ambition sera, le moment venu, de fonder une belle famille catholique, dans la simplicité d'une condition matérielle et sociale semblable à celle de la majorité de mes concitoyens.
Personnage nouveau, combien différent de celui que j’avais ambitionné d'être, auquel je me croirai être définitivement condamné par fatalité.
Pourquoi ai-je gardé secret jusqu'à ce jour cet amour malheureux, ce drame de ma jeunesse ?
D'abord parce qu'il m'avait profondément blessé. Ensuite parce que j'ai été longtemps persuadé, que jamais plus je ne rencontrerais un amour semblable. Que tous mes espoirs d'échapper à la banalité, s'étaient écroulés... Que, du jour au lendemain, j'étais devenu un autre : D'un vainqueur, un vaincu.
En outre, je n'avais personne à qui me confier. Ma mère ? Sur ce plan, je n'étais pas sûr de sa compassion... Et cette histoire paraissait tellement invraisemblable, incroyable... Mon père ? Hors de question! Jamais nous n’avions ensemble abordé ce genre de confidences...
Plus tard, lorsque je porterai mes regards sur celle qui deviendra ma femme, j'ai alors craint que l'aveu d'une telle passion ne lui donne qu’une piètre idée des faibles élans dont mon cœur pouvait être encore capable... De risquer de lui faire redouter des comparaisons avec le souvenir d’une aussi extraordinaire amante... De faire inutilement souffrir...
Et puis, au fur et à mesure que le temps avait passé, avec la normalité de la vie qui s’était établi en France avec le rétablissement de l’autorité de l’état, tout cela semblait romanesque, que je choisis de choisir le silence. Et ainsi, année après année, la porte de mon secret s'était épaissi au point d’en arriver à un stade de définitif d’encloisonnement.
Alors, pourquoi rompre ce pacte aujourd'hui ?
A la réflexion, essentiellement parce que j'ai décidé de tout dire. Parce que ces pages ne s’adressent pas à la génération de mes contemporains, ni même peut être à celle de mes enfants...
Et aussi, parce que, l'âge aidant, je ne risque guère plus de blesse : Mon épouse et les personnes qui ont partagé ma vie, depuis longtemps, sont sans illusions sur moi.../
Et que cela les aidera peut-être, à mieux me comprendre.
Il en sera de même à propos des conséquences d’une extraordinaire “ expérience de vie après la mort ”, d’un « rebird » qui me fera, quelques dix ans plus tard, renaître avec un nouvel aspect de ma personnalité, plus conforme à mes vraies tendances et aspirations...
Mais cela sera une autre histoire !
Pour l’heure, dans quelques mois, j’aurai 25 ans...
Déjà un quart de siècle ! Et quel quart de siècle !
Mûri par le chagrin et encore très tourmenté par la mystérieuse disparition de Marie Madeleine. Menacé dans mon avenir professionnel à la compagnie des Machines Bull. Cou engagé dans le nœud coulant d'une association informelle avec Y. V., dans la confection féminine...
Mais encore merveilleusement riche d'avenir, de toute une vie qui s'ouvre devant moi...
Accidentellement, quelques six mois plus tard, Madame R., personne chaleureuse avec laquelle j'entretiendrai pendant quelques années des rapports de sympathie du fait de ces événements, m'apprendra une nouvelle énorme :
Francisco Perez, devenu l’un de ces hors-la-loi apatrides comme l'y destinait son parcours nihiliste et marginal, avait été retrouvé : Abattu dans sa voiture d'une rafale de mitraillette à la sortie d'un bar de Palerme, en Sicile !
De la voiture aussitôt incendiée, les policiers avaient retiré deux corps carbonisés, ceux d’un homme, et d’une femme non identifiée…