Vivre à 20 ans une guerre perdue

QUATRE FRANCAIS

Comment se diffusent les informations en cette sombre année 1941 ? Je l'ai dit, toute la presse était sous contrôle nazi. Elle diffuse même certains hebdomadaires allemands édités en français, qui sont d'excellente qualité, notamment “ Der Adler ” et “Signal”, remarquablement illustrés et techniquement bien documentés.

Face à tout cela, une “ Voix ” !

Transmise par la radio, souvent difficilement audible car brouillée, elle nous vient de Londres, c’est : “La Voix de la France libre”.

L'annonce de ses bulletins d'informations est précédée par les huit premières notes du début de la Septième Symphonie de Beethoven. Ces deux fois “ pan-pan-pan-pan ”, toute la France les écoute passionnément, malgré les risques. C’est grâce à elle que l'on peut suivre le cours des événements mondiaux, vus du côté du monde libre. Evénements que chacun interprète à sa façon, selon son optimisme ou son pessimisme.

Ma situation exceptionnelle qui me permet de me déplacer à volonté entre Douai et Paris et de sillonner le Nord Pas de Calais, me donne l'occasion de rencontrer des personnes de tous milieux. Donc d'obtenir nombre d'informations intéressantes, ce qui me vaut une certaine notoriété au sein du petit groupe d'amis que je me suis constitué à Douai.

J'y ai schématiquement quatre types d'interlocuteurs, tous très bons Français : les “ Pétainistes ” convaincus mais pessimistes. Les Gaullistes inconditionnels et un peu utopiste. Les observateurs conscients, objectifs, dont j'essaie de faire partie. Enfin les extrémistes un peu inconscients… J'ai bien sûr des amis sans chacune de ces catégories, tout à fait typiques des quatre comportements possibles des Français d'alors.

Monsieur B. a quarante-cinq ans. C'est un petit bourgeois d'origine flamande, bijoutier orfèvre de père en fils. Chaleureux et courtois, il est pétainiste et le proclame fièrement. Il souscrit pleinement et loyalement aux consignes du gouvernement actuel.

Monsieur D. est plus jeune : ll a vingt-cinq ans, vigoureux et trapu, fier de sa force physique. C'est un instituteur marqué à vie par une philosophie socialiste inculquée pendant son séjour à l'Ecole Normale. Buté et passionné, il ne jure que par la radio de Londres. Il considère que de Gaulle a toujours raison. Que jamais la France n’aurait dû demander l’armistice.

Monsieur G., ingénieur des Mines, appelé à de hautes fonctions à la Chambre des Houillères, toujours tiré à quatre épingles, réservé et distingué. Il écoute, observe, tente des synthèses.

Enfin, un mécanicien que je viens de recevoir de Paris, d’origine faubourienne, ancien lecteur assidu du journal l’Humanité…

Bien que nous subissions tous la même défaite, la même occupation, il va s'établir entre ces quatre types de personnages, ce qui va malheureusement déchirer la France dans les mois à venir : D'âpres discussions où chacun défendra ses idées sans aucune concession, en attendant d'en venir parfois à de farouches et dramatiques oppositions physiques.

C'est ainsi qu’un dimanche de fin juin 1941, réunis comme à l’accoutumée au Café de l’Univers de Douai, nous nous mettons à évoquer, une fois de plus, des raisons de la soudaineté de notre défaite... Monsieur B. s'exclame :

-“ Les Anglais n'ont pas été des alliés loyaux. Ils ont envoyé en France une armée insuffisante, à peine le cinquième de notre contingent ! Ils comptaient bien que nous serions les fantassins de cette guerre, comme ce fut le cas en 1914. Par conséquent il ne fallait pas faciliter leur réembarquement à Dunkerque !

-“ Pratiquement, ils n'avaient encore jamais combattu depuis le début de la guerre. Le dos à la mer, ils auraient dû affronter les panzers allemands. Leurs quinze divisions, bien équipées, aidées par une bonne couverture aérienne et appuyées par la Home-Fleet, leur permettaient une résistance et une défense favorable sur le littoral de Boulogne Dunkerque.

-“ Pendant ce temps, nous aurions pu rameuter nos armées mal engagées en Belgique, rassembler nos importantes réserves, et établir une formidable ligne de défense sur la Somme. Et là, nous opposer alors avec chance de succès à l'offensive allemande. La volonté anglaise d’évacuer à Dunkerque, et le soutien désespéré que nous leur avions alors accordé, avait ruiné ce projet !

Ce à quoi réplique le fougueux Monsieur D. :

-“Bien au contraire ! Il fallait faire comme eux : Embarquer le plus grande nombre de troupes possible pour l'Angleterre ! Nous en avions les moyens maritimes... Et aussi accepter la fusion des gouvernements français et anglais, ainsi que nous l’avait proposé Churchill ! Continuer la lutte au-delà des mers. Transférer le gouvernement en Afrique du Nord...

Logique que combattait énergiquement Monsieur B. :

-“ Fusionner avec l'Angleterre ? Jamais ! La France aurait cessé d'exister historiquement ! L'histoire de notre pays nous a appris à nous méfier des Anglais : C'est un peuple foncièrement égoïste. Ce sont eux qui ont entretenu l'antagonisme permanent entre Français et Allemands par peur de l'expansionnisme français, par opposition coloniale, et afin d'avoir un fantassin sur le continent...

Monsieur D. reprend hardiment :

-“Les temps ont changé... Entre l'Angleterre et l'Allemagne, un vrai Français n'a pas le droit d'hésiter ! La guerre aurait dû continuer jusqu'à la défaite d'Hitler. Or, Pétain veut nous faire collaborer économiquement avec nos ennemis. Ceux qui le soutiennent sont de mauvais Français, certains de véritables traites !

Le ton de la discussion, une fois de plus, risquait de tourner à l’affrontement. Monsieur G. intervient alors pour calmer les esprits.

-“ Collaborer ? Mais, cher ami, c’est ce que nous faisons tous, et tous les jours ! En continuant notre travail, ouvriers, employés, cadres, involontairement nous produisons au profit des Allemands ! Où croyez vous que part notre charbon ? Outre Rhin, messieurs ! Et celui qui reste en France alimente par exemple les usines Renault... Et voyez vous une seule voiture neuve circuler dans nos rues ? Non ! Parce qu’elles sont toutes livrées à nos vainqueurs ! Pour refuser vraiment de collaborer, il faudrait que toute la France se croise les bras. Croyez vous que les forces d’occupation le toléreraient ?

-“ D’ailleurs, vous connaissez tous les conditions de l’armistice : Nous devons à l’Allemagne des réparations, sinon la guerre aurait continué, et tout le pays aurait été envahi... La France aurait cessé d’exister, et nous aurions été réduit à un esclavage encore bien plus rigoureux que nos conditions de vie actuelles !

A ce moment que survient mon meilleur dépanneur, que Paris m’a envoyé en renfort. Un mécanicien débrouillard et précieux, car il faut souvent user d’astuces pour remettre en route une machine en l’absence de toutes pièces détachées. C’est le meilleur de l’usine.

Mais il a un casier judiciaire en raison de ses opinions politiques ! C’est un militant communiste que la Bull a sauvé de l’internement allemand en lui fournissant de faux papiers... Il a traversé les lignes de démarcation, enfermé dans une caisse de livraison de matériel, dans laquelle il est resté reclus plusieurs jours, avant d’être délivré !

Mais il n’a pas renié son attachement viscéral pour le paradis soviétique, et ses imprudences de langage sont toujours aussi engagées. Il a entendu la dernière partie du raisonnement de Monsieur G., et il ne peut pas résister au besoin d’exprimer ses idées un peu primaires

-“ Je l’ai toujours dit : On travaille tous pour les boches ! On est tous des collabos ! Tout le monde doit faire grève. Les “ schleus ” ne pourront pas tuer tout le monde ! Avant, ce sera la grande révolution de tous les prolétaires contre les fascistes. A ce moment là, les armées des camarades de l’Union Soviétique envahiront l’Allemagne. Hitler et Mussolini seront pendus. Après, ce sera le grand soir de l’Internationale Soviétique. Et ce soir là, j’en connais qui ne rigoleront plus !

Sur cette tirade lourde de menaces à peine voilées, mon mécanicien s’éclipsera, non sans avoir désigné du regard ceux d’entre nous auxquels il dédiait la fin de sa harangue.

La violence de cette diatribe jette un froid. Décidément, certains français en dépit des leçons récentes de l’histoire, restent irrécupérables !

La conversation rebondit alors, chacun avançant ses arguments selon son clivage politique.

Calmement, Monsieur G. reprend son discours :

-“ Sans doute ne possédons-nous pas toutes les données du problème... Mais, à l'évidence, dès 1932, notre économie et notre industrie avaient pris du retard sur les Allemands, aussi bien en qualité qu'on quantité, rappelez-vous les succès des voitures de course Mercedes, des avions Messerschmitt, du Do X qui reliait commercialement Berlin à New York...

-« D'autre part leur état-major avait conçu une stratégie qui avait une guerre d'avance sur la nôtre, basée sur la guerre éclair, l'offensive à outrance par des divisions de chars blindés, face à notre conception essentiellement défensive échelonnée sur cinq cent kilomètres... Nous avions trop compté sur l'invulnérabilité de la ligne Maginot...

-« Dunkerque ou pas, à quelques jours près, la défaite était inévitable. En outre, le pays entier aurait été occupé sans l'armistice de juin, si nous avions voulu poursuivre la guerre. Le Maréchal Pétain nous a évité le pire en demandant cet armistice.

L’ancien instituteur bondit :

-“ Raisonnement de défaitiste, de capitulard !

Le fils de bijoutier rétorque :

-“ Capitulard ? Certainement moins que Thorez qui a trahi et s'est enfui à Moscou dès le premier jour de la guerre !

Les répliques s'enchaînent, progressant en violence. Une fois encore, la conversation a dégénéré...

M. G. tente de rétablir le calme :

-“ Voyons, mes amis ! Pour l'instant, il nous reste à espérer l'entrée en guerre des Américains. Et peut être aussi celle des Russes, car leur idéologie est incompatible avec les visées hégémoniques de Hitler. Pour l’heure, nous avons la chance d'avoir à la tête de notre pays un homme exceptionnel, dont on ne peut douter de l'honnêteté, du patriotisme. Donc, pour le moment, faisons-lui confiance, et attendons la suite des événements.

Mais ces mots font exploser l’ancien élève d’école normale :

-“ Pétain ? Ce n'est qu'un vieillard ! Sénile et gâteux, il se fera pigeonner par Laval, qui joue la carte allemande...

Monsieur B. reprend :

-“ Vous êtes aussi inconséquent aujourd'hui qu’hier, en oubliant le sort des deux millions de prisonniers que détiennent les Allemands. Personnellement, mon fils et mon frère sont derrière les barbelés d’un stalag, et je pense que le Maréchal fait ce qu’il peut pour les faire libérer. Vous qui n’avez pas ce chagrin monsieur B., pensez à ceux qui sont dans la peine.

-« Aujourd’hui vous êtes aussi inconséquent que vous ne l’étiez hier quand vous aviez voté pour le Front Populaire de Léon Blum en 1936. Quand vous applaudissiez aux grèves, aux réductions des horaires de travail, tandis que les Allemands faisaient vingt heures de plus que nous par semaine...

L’homme de gauche réplique :

-“ Et vous, vous n’êtes pas inconscients en espérant que les Allemands vont libérer les prisonniers ?

L’invective allait faire place à la discussion...

C'est à ce moment que réapparaît, hors d’haleine, mon mécanicien, tout rouge d'excitation, et hurlant à tue-tête :

-“ Vous savez la nouvelle ? Les troupes allemandes ont envahi la Russie !

On était le 22 juin 1941 !

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Maurice NONET
Dernière modification le : March 02 2007 14:00:46.
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